Claudine Doury – L’Homme nouveau Exposition-Galerie Domus, Lyon, mars 2019
Réalisée au début des années 2010 à Saint Pétersbourg, la série L’homme nouveau de Claudine Doury revêt, dans ce contexte géopolitique, un aspect visionnaire auquel le titre fait référence au risque d’une équivoque : il fait allusion, en effet, à un idéal du passé communiste de la Russie, et préfigure en même temps l’advenue des futurs hommes du 21ème siècle. Cette série constitue donc le portrait d’une nation en pleine mutation économique et sociale, tiraillée entre un passé difficile et un avenir incertain.
Avec cette série, Claudine Doury prolonge les travaux qu’elle a consacrés à l’adolescence au cours de sa carrière. Mais tandis qu’elle n’avait abordé cette période de la vie qu’auprès des jeunes filles en différentes contrées, et aussi dans une série émouvante intitulée Sasha, dédiée à sa fille, sa recherche dans L’homme nouveau ne s’applique qu’à des garçons.
Les manifestations de l’adolescence masculine sont multiples et propres à chaque sujet qui a servi de modèle, mais elles se caractérisent toutes par des aspects physionomiques opposés : une virilité indécise sur un corps juvénile, un amenuisement, voire une dissolution des genres masculin et féminin, une gravité d’expression qui cache mal une fragilité intérieure et aussi des regards inquiets ou désabusés. Ces apparences contrastées correspondent bien à l’idée qu’on se fait communément de l’adolescent, partagé entre un développement incontrôlable de son corps et une identité personnelle à construire. Dans le contexte social où ces photographies ont été prises, il se produit cependant un effet de relief entre ces jeunes gens qui se cherchent et une nation qui se redéfinit.
Le protocole de prise de vue de ces portraits est à la fois pictural et d’une grande simplicité dans les décors qui se limitent à des murs ou des tentures. Les fonds de couleur presque uniformes, comme dans les portraits de Frans Hals, loin de distraire notre vue des sujets, accompagnent leur expression et permettent la mise en scène d’une intimité surprise dans un infime instant. On ressent fortement la proximité de la photographe avec ses modèles, ce qui n’empêche pas Claudine Doury d’être sans concession par rapport à ce qui pourrait apparaître comme une dissonance esthétique sur ces jeunes visages : peau recouverte de pustules d’acné, oreilles décollées, tignasses encombrantes. Dans ces tableaux, le vrai n’est pas l’ennemi du beau.
Au cœur de cet album, le visage de Iaroslav, d’une extrême beauté, quasi féminine, surgit de l’ombre, le regard complètement déporté vers la gauche comme dans une représentation de Méduse. Cette référence donne une piste de lecture pour l’ensemble des portraits : ce même regard en coin qu’on retrouve chez d’autres modèles, Dima, Alexey, Ilya ou Egor, les cheveux filasseux qui serpentent de part et d’autre des épaules de Mitia, les lèvres démesurément lippues de quelques autres, tous ces détails semblent des extraits fragmentaires de la célèbre toile du Caravage. Cette ressemblance, peut-être involontaire, est très intéressante si l’on considère la légende de Méduse comme un récit d’initiation. C’est au sortir de l’adolescence que Persée doit subir sa première mission d’adulte : tuer la Gorgone, l’étrange horreur que personne ne peut voir sans mourir. Après sa victoire, il arbore la tête du monstre à hauteur de la sienne, comme le montre la statue de d’Antonio Canova au Vatican. Cette transfiguration de soi-même en tout autre, que l’on voit se profiler sur la face de Iaroslav, est latente dans toutes les images de L’homme nouveau.