Dominique Willdermann– Série AnnA et Nobody knows

Dominique WilldermannSérie AnnA et Nobody knows, L’Œil de la Photographie, 31janvier 2019

Dans les séries photographiques intitulées respectivement Anna et Nobody knows, Dominique Wildermann propose deux voies d’approche singulières du portrait. La première reconstitue le quotidien d’une personne absente, peut-être défunte, la seconde sélectionne quelques expressions parmi les indénombrables aspects d’un personnage hors du commun. Entre le défaut et l’excès de présence du modèle, la photographe circonscrit ainsi les limites du portrait.

Anna est la mise en scène d’une hantise. Ce prénom est celui de l’ancienne locataire de l’appartement où réside la photographe depuis quelques années. Anna y vécut seule pendant trente ans après la mort de celui qu’elle aimait. Les prises de vue de ce lieu vide montrent les empreintes laissées sur les murs par une accumulation de cadres qui enserraient tous les souvenirs de la vieille dame. Se sentant étrangement proche, et peut-être pour conjurer un sort si triste enfermé dans ce lieu, Dominique Wildermann entreprend la portraiture cette inconnue. Elle interprète le personnage d’Anna jeune en jumelant sa présence avec celle d’un modèle de trente ans son aînée.

Cette différence d’âge mesure la durée d’une solitude, d’une tranche de vie dont les deux actrices répètent les actions quotidiennes. Derrière la fenêtre, la jeune Anna jette un regard rêveur au dehors, tandis que l’autre, le visage tourmenté par l’interminable attente, tourne le sien vers l’intérieur. Elles fument une cigarette côte à côte, se fardent en même temps devant un miroir, se retrouvent vis-à-vis dans la baignoire et chacune des scènes où elles apparaissent ensemble atteste que le temps a figé les attitudes jusqu’à transformer ce lieu de vie en un abri de répétitions.

Le portrait d’Anna, l’absente, est fondé sur un enchainement de dédoublements : ce personnage principal est incarné par un duo de figurantes. Dominique Wildermann, hantée par cette histoire, se dédouble à son tour dans une série étonnante qui devient son autofiction.

Le titre de la série Nobody knows indique assez bien la difficulté de tirer le portrait d’un personnage aux aspects protéiformes. Si dans la tradition inaugurée par Nadar l’art d’un portrait consiste à révéler la psychologie d’une personne, on ne commence à découvrir Fred, le modèle de Dominique Wildermann, qu’en suivant la multiplicité que propose une série. C’est Fred qui invente à chaque instant les débordements de sa personnalité ; c’est la photographe qui, par ses choix esthétiques s’applique à faire ressortir les apparitions du personnage. Fred devient à chaque instant ce qu’elle décide d’être, et se travestit en diva, femme panthère, aigrefine ou iroquoise. La série propose aussi quelques images du petit deux pièces où Fred vit recluse et a réussi, au fil des ans, à installer la forme la plus raffinée de l’exubérance : on découvre une accumulation d’objets insolites ou des tentures superposées sur les murs, plus particulièrement ceux qu’elle n’a pas tagués. Au recueil des effusions d’une psyché fantasque, la photographe nous fait accéder au paradoxe de la réalité d’une fiction et tout son art consiste à nous faire partager l’histoire d’une femme, créatrice insatiable de multiples d’elle-même.