Bernard Gille– Neuf secondes avec…, Exposition Festival de Marrakech,octobre 2019
La série Neuf secondes avec… rassemble des portraits de personnes appartenant, d’une manière ou d’une autre, au monde de la photographie. Elle a été réalisée par Bernard Gille en 1983, lors des Rencontres Internationales de la Photographie dont il était cette année-là le coordinateur de production. Cette période correspond à une étape charnière dans la carrière du photographe car dès 1984, il élargit son champ de création avec la production audiovisuelle et particulièrement avec la vidéo. Le passage de l’image fixe à l’image animée explique peut-être, pour une part, le protocole de prise de vue inhabituel qu’il a utilisé pour ses portraits et qu’il convient de détailler.
Chaque personnage est représenté dans un diptyque composé par deux tableaux de format carré, rigoureusement identiques quant à leurs proportions : dans le panneau de gauche, neuf expressions du visage sont disposées en contiguïté, tandis que dans celui de droite, un seul visage est retenu, correspondant à ce que l’on entend généralement par « portrait ». Le sens de la lecture du diptyque, de gauche à droite, semble indiquer que l’image finale est la résultante des neuf autres qui la précèdent. Ce dispositif oppose et réunit à la fois la diversité et l’unité d’une personnalité en nous obligeant à considérer comme un tout une image multiple et une image fixe.
On peut s’interroger sur le choix, arbitraire ou pas, de ce nombre 9 qui a paru nécessaire au photographe pour embrasser chaque sujet dans ses compositions : en fallait-il plus ou moins, sachant que trop d’images éloignent de l’essentiel ou que trop peu amoindrissent la complexité d’un caractère ? Or, il se trouve que le choix de Bernard Gille rejoint la typologie de l’Ennéagramme de Georges Gurdjieff selon laquelle neuf motivations fondamentales seraient suffisante pour définir l’âme humaine. Certes, cette doctrine qui connut une certaine notoriété dans les années 70 n’a jamais convaincu les milieux scientifiques, mais sa ressemblance avec le dispositif de prise vue de la série précise l’intention du photographe de se situer dans une approche psychologique du portrait.
Plus qu’une recherche cinétique avec la photographie, ce qui hante cette série c’est bien plutôt la possibilité de livrer par l’image l’entièreté d’une psychè, ou sans vouloir jouer sur les mots, de faire de la photographie le miroir de la psychè. De fait, ces carrés de 9 déclinent des émotions diverses, des passions de l’âme pour reprendre un terme classique. Ainsi l’Ennéa-photo-gramme (si l’on peut oser ce néologisme) d’Agnès Varda expose, avec quelques décennies d’avance, un répertoire d’émojis vivants : elle paraît tour à tour pensive, dubitative, rêveuse, réservée, timide, amoureuse, satisfaite, coquine et honteuse. Le portrait final, yeux clos, un doigt sur la bouche en signe d’apaisement, montre un visage libre de toute émotion.
La répétition du protocole de prise de vue produit un effet de série, un jeu de lecture du multiple à l’un qui amène le spectateur à deviner des tempéraments différents. La comparaison qui se fait entre le portrait final et les neuf autres qui la précèdent permet alors d’établir un classement de personnalités. Lorsque l’écart est minime entre les deux panneaux du diptyque – c’est le cas, par exemple, pour Sarah Moon et Robert Delpire – on imagine que ces visages abritent un esprit posé, une individualité impassible. Lorsqu’au contraire le contraste est saisissant, on s’interroge sur la complexité du personnage : Lucien Clergue fait le clown dans la planche des neuf portraits, mais dans l’image unique il manifeste un regard grave, presque sidéré comme s’il était soudainement repris par l’univers tragique qui parcourt son œuvre.
On parle souvent de la complicité, voire de l’intimité, qui lie le portraitiste à ses modèles. Il semble que Bernard Gille laisse le champ libre aux portraiturés et qu’il n’attache d’importance qu’à la façon dont celui qui lui fait face assume sa pose. Cette attitude non directive lui a facilité l’avancée dans une recherche de la vérité de l’autre qui passe dans la mise en cadre des yeux. C’est pourquoi les regards de cette série sont extraordinaires : ils ont eu lieu dans d’infimes instants judicieusement choisis pour entrouvrir quelques portes au-delà des apparences.