Un Cubain, dos tourné à la mort

Un Cubain, dos tourné à la mort

Paseo del Prado, La Havane, (4 avr. 2016)

Le régime de visibilité de celui qui regarde est autarcique. Sa vue est imprenable et nul ne peut savoir ce qu’elle comprend. J’ai voulu photographier cette énigme en surprenant un cubain sur l’immense avenue de La Havane, le Paseo del Prado. Il scrutait je ne sais quoi en direction de la mer. Je n’ai, bien sûr, jamais su ce qu’il regardait.

Cependant le plan large de ma photographie montre une circonstance intéressante de ce geste inexplicable. Il montre un homme qui tourne le dos à la mort, ici représentée par la peinture murale d’un squelette orienté dans la direction opposée à ce que l’homme regarde.

Une autre circonstance est la date où cette photo a été prise. Ce jour-là, des ouvriers commençaient à dresser les estrades où déambulerait un mois plus tard le défilé de Chanel. Trois semaines auparavant, Barak Obama avait emprunté cette même voie pour son entrée triomphale à Cuba.

Ma photographie avait mis en scène, à mon insu, un regard en direction de l’avenir de Cuba.

L’Inconnu de la Baltique

L’Inconnu de la Baltique

Presqu’île de Rügen, Allemagne, (12 juin 2017)

Dans la presqu’île de Rügen, un homme est resté debout, torse nu, face à la mer Baltique, sans que rien ni personne ne vienne perturber sa stature. Peut-être y est-il encore. On ne pouvait le voir que de dos, comme les personnages des tableaux de Caspar David Friedrich qui composa un grand nombre de ses œuvres en prenant pour modèle les falaises crayeuses de Rügen en bas desquelles j’ai aperçu cet homme. Mais cette immobilité sidérée me faisait plutôt penser au film de Werner Herzog, à Kaspar Hauser ouvrant ses yeux pour la première fois de sa vie devant le monde qu’il n’avait jamais vu.

Cet homme statufié, installé dans son seul désir de voir est pour moi une stèle dédiée à la pratique photographique où le regard est premier avant toutes choses à voir. Et cette pure compulsion du regard suffit à considérer la photographie comme la forme visuelle de l’écriture automatique.

La ruelle ténébreuse

La ruelle ténébreuse

Moscou (11avr. 2017)

A Las Vegas, Paris est un modèle réduit des lieux les plus touristiques de la capitale et les visiteurs peuvent déambuler de l’un à l’autre sans métro ni taxi. A Moscou, une ruelle permet de rejoindre directement la Tour Eiffel grâce à un mural inséré parmi un bloc d’immeubles.

Quand j’y retournerai un jour, les intempéries auront délavé, puis effacé cette illusion d’optique. Je chercherai alors en vain ce passage aussi mystérieux que La Ruelle ténébreuse de Jean Ray.

Couleurs du désordre

Couleurs du désordre

Porto, (4 févr. 2019)

Un assortiment harmonieux de couleurs, telle était la raison première de cette vue du ciel. Mais cette douceur de tons d’un paysage aquarellé recouvre des réalités inquiétantes dans l’ordre où les situe le cadre photographique. Un avion – celui-là même dans lequel je me trouve – semble sortir de terre pour rejoindre l’air libre.

Le ciel est par-dessus la couche d’ozone – le toit du monde – et l’horizon est blanc comme une orange.

L’Innommable au bord de la mer

L’Innommable au bord de la mer

Presqu’île de Rügen, (10 juin 2017)

Il aura fallu mon séjour à Rügen pour comprendre de visu pourquoi H. P. Lovecraft redoutait les rivages maritimes. Ce grand maître du fantastique ne discernait pas toujours la frontière qui séparait ses récits d’horreur de la réalité et la mer était pour lui l’habitacle de ceux qu’il appelait les Grands Anciens, issus de l’accouplement abominable de vivants aquatiques avec des humains.

Mes promenades photographiques sur les rives de la Baltique m’ont placé, à plusieurs reprises, en face de figures innommables que j’aurais prises pour des hallucinations, si la prise de vue n’avait pas confirmé que je ne rêvais pas.

Erreur de casting

Erreur de casting

Près de l’Academia, Venise, (20 août 2013)

A Venise, devant la vitrine d’un restaurateur de tableaux, j’ai cadré une peinture représentant l’enfant Jésus instruisant les docteurs de la loi. Sa main droite est tendue vers le ciel, et la gauche, par un miracle imprévu, soutient le culot de ma pipe. L’un des docteurs pointe son index vers moi comme pour signaler une erreur de casting.

Dans le regard d’un autre

Dans le regard d’un autre

Temple du Lama, Pékin – (29 nov. 2014)

Plus rares, et pour moi plus émouvantes, les images où quelqu’un d’autre miroite mon propre regard. Au temple du Lama à Pékin, seul étranger perdu au milieu d’une foule qui ne me regarde pas, un homme étrangement surélevé par rapport aux autres rencontre mon regard au moment où je photographie la porte d’entrée du temple. Exister dans le regard d’un autre, même par le plus grand des hasards, est la source d’un authentique autoportrait.

L’Ecriture et la mort

L’Ecriture et la mort

Pays Hakka, Fujian, Chine, (2 avr. 2014)

Dans le pays Hakka du Fujian en Chine, le rez-de-chaussée des Tulus (villages cylindriques) est réservé au culte des anciens. On y pénètre et on en sort en passant à côté d’un fenestron de briques qui dessine un labyrinthe. Selon les habitants de ces lieux, il s’agit d’un message de courtoisie écrit à l’intention des promeneurs. A l’entrée du couloir circulaire, l’écriture illisible incite  les vivants à honorer les défunts, puis à la sortie, elle formule vœu qu’à leur tour, un jour, ceux qui vont mourir soient aussi honorés.

Ainsi crypté dans la géométrie d’un dédale, le message écrit n’est plus qu’un prétexte destiné à l’expression d’un vouloir dire plus énergique et plus imposant que le dire lui-même.

L’Ecriture du temps

L’Ecriture du temps

Venise, (Noël 2018)

Le temps nous révèle des choses – c’est une façon de parler – mais ne disposant d’aucune autre langue ou syntaxe que les variations qu’il impose aux apparences on peut croire qu’il bafouille ou qu’il délire. J’ai déjà écrit (dans le chapitre dédié aux géographies incertaines de ce journal) à propos de ce bégaiement du temps, comment il me plaisait de voir dans les plâtras, lézardes, mousses glauques et champignons qui envahissent les façades de Venise une condamnation à perpétuité de la ville qui avait si mal reçu les récits de Marco Polo.

En ce jour de Noël 2018, je me suis promené sur le quai des Zatterre à Venise, ravi de me retrouver pour quelques jours seul, c’est-à-dire sans femme. J’ai marché longtemps en direction du Campo San Barnaba et me suis arrêté au bord d’un canal pour observer sur le quai de la rive d’en face une ouverture murale peinte en noir, bordée d’un cadre blanc. Le temps avait craquelé la couche de peinture qui ainsi dégarnie laissait transparaître une silhouette de femme. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que je n’allais pas rester seul très longtemps…

APPARAISSANCE DE L’ECRITURE

APPARAISSANCE DE L’ECRITURE

Sur le voie ferrée ente Cologne et Düsseldorf. (19 nov. 2018)

J’ai aimé, dans un coup d’œil à la sauvette, fixer la dissonance entre les matériaux bruts d’un muret de soutènement et la finesse d’une dalle de béton clair, toute gribouillée de giclées de peinture. Pas de message ou d’intention manifeste dans les traces de ces gestes au pinceau que j’ai pourtant révérés comme une espèce insolite de signes.

Des cheminots affairés à repeindre des tôles avaient essuyé leurs outils pour protéger leur ouvrage de dégoulinures inesthétiques qui se retrouvent au bas des traînées noires comme les franges d’une étole. Inégalement appuyée sur la surface blanchâtre du béton, chaque touffe de brosses, par sa trempe grossière, dessine des rainurages plus ou moins espacés où s’intercalent diverses macules, des coulures et quelques zébrures provenant du frottis des viroles.

Vues de loin, ces bavures ne sont ni tout à fait des dessins ni tout à fait des lettres mais, par opposition avec les raclures iconoclastes sur les ciments du mur en contrebas, elles composent en frise une continuité d’expression où rien d’autre qu’elle-même n’est représenté. J’y perçois la force d’un vouloir-dire s’acheminant vers l’écriture.