Annabel Aoun Blanco

Annabel Aoun Blanco– ELOIGNE-MOI DE TOI (Exposition au Musée Réattu d’Arles) (Avril-novembre 2019)

Constituée par des séries de photographies et de vidéos, l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco est structurée en trois épisodes comportant chacun des chapitres, ou pour reprendre la terminologie de l’artiste, en trois boucles divisées elles-mêmes en cycles. L’exposition du Musée Réattu présente un choix de réalisations extraites des cycles de la première partie de cette œuvre considérable dont l’architecture circulaire et tripartite s’articule sur une idée platonicienne relative au Temps. Le philosophe considérait, en effet, (Cf. Timée, 37d-38a) le temps comme une imitation de l’éternité indivisible, se déroulant en cercle selon les modalités du passé, du présent et du futur. La référence au texte de Platon n’est ni une fioriture, ni un faire-valoir, elle constitue un fil conducteur dans l’évolution du travail et justifie, par analogie, le recours aux moyens mis en œuvre, l’image fixe et l’image animée.

La totalité de l’œuvre se présente comme une méditation plastique consacrée à l’épreuve du temps et tout particulièrement à celle du temps vécu à travers l’expérience de la mémoire et de l’oubli. La forme méditative des séries se caractérise par une concentration sur le sujet récurent qui s’offre à la contemplation, la figure humaine. Parfois des torses ou des corps, mais surtout des visages. Ces effigies s’apparentent au portrait par leur forme mais s’en distinguent radicalement par leur fonction car l’artiste ne cherche pas à reproduire ou à interpréter les traits caractéristiques de personnages particuliers. Ce qui apparaît dans le cadre photographique ou dans l’intermittence d’une séquence vidéographique ressemble plutôt à des faciès détériorés, aussi imprécis que des empreintes, livides ainsi que des moulages, impressionnants dans leur expression comme des mascarons et attirants par l’énigme qu’ils recèlent, comme s’ils illustraient de façon littérale la célèbre pensée de Pascal : Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir (Pascal, Pensée 678, Ed Brunschvicg). Par là même, les modèles qui ont servi à réaliser ces portraits semblent plus imaginaires que réels, ce sont des masques rappelant tour à tour des spectres, des momies, des simulacres, des fantômes en fonction du traitement subi avant les prises de vue. En fait, les formes qui se manifestent sous ces aspects, dans de grands formats photographiques ou dans les clignements des scènes filmées, sont des figurations de l’image-souvenir.

Tout le projet d’Annabel Aoun Blanco se concentre, en effet, sur le devenir de l’image-souvenir, les étapes successives de sa reviviscence et de ses altérations, son fragile maintien dans la mémoire, sa visibilité incertaine en dépit des efforts de focalisation, son immatérialité intenable, son évanescence et son dépérissement et puis sa mort dans l’irréversible du temps. Le dispositif plastique mis en œuvre accomplit une approche phénoménologique du souvenir, la photographie ou la vidéo rapportant, selon un régime de visibilité variable, les impressions fugitives saisies lors des actes de remémoration. Pour y parvenir de façon pratique, le tour de force consistait à rendre les médiums visuels – communément estimés comme fidèles à la réalité –  capables de placer des spectateurs face à des réminiscences, à ces objets aériens et fantomatiques que sont les souvenirs. Il suffit de suivre l’élaboration de quelques images du Cycle 1 pour voir se révéler l’intention de l’auteure dans son appropriation du médium photographique.

Dans la première série du Cycle 1 intitulée En Suspens, six modèles sont photographiés en buste dans une attitude et une expression commune : bras croisés comprimant leur poitrine, yeux grand ouverts, des rougeurs sur leur visage au bord de l’asphyxie. Les corps sont immergés dans une eau claire et saisis au moment de leur épuisement vital. Cette série marque une distance, et quasiment une scission, avec le genre du portrait auquel on serait cependant conduit à la rapporter in extremis puisqu’après tout elle se donne la figure humaine comme principal objet. Mais d’une part, le dispositif de mise en scène supprime toute relation de regard réciproque entre le modèle et la photographe et d’autre part, il empêche le sujet d’attendre une quelconque valorisation de lui-même en adoptant la pose qui lui conviendrait. Il ne reste plus que l’image d’une personne au plus près de la mort, pas tout à fait elle-même et pas tout à fait une autre. Ce décalage avec l’usage ordinaire du portrait permet à Annabel Aoun Blanco de poser les linéaments de son projet : photographier des figures qui stagnent dans une identité inquiète entre l’être et le néant. Cette ambivalence est comprise dans la polysémie de l’expression En Suspens, titre de la série, qui évoque à la fois le sentiment d’attente angoissée des modèles, l’interruption de leur apparoir naturel et l’incertitude qui envahit le spectateur face à la limite où se tiennent les modèles, entre la vie et la mort.

Dans les séries suivantes, les procédés de prise de vue accentuent davantage la transformation des sujets en images surréelles. Avec Avatars, la mise en scène de six visages photographiés dans un cadrage de photographie d’identité échappe complètement aux codes qui régissent ces représentations officielles. Les sujets installés de face derrière une vitre chargée de buée transparaissent en flou, les yeux convulsés et la mine hagarde. Seuls quelques pourtours de la face prennent de la netteté par une intervention de l’artiste qui a laissé glisser son doigt sur la surface vitreuse opacifiée par la condensation. Il ne s’agit plus de portraits d’identité, mais de faciès non identifiés, presque cadavériques dans la couleur rosâtre dominante. Un autre agencement de mise en scène, visible dans l’image La Sirène et dans la série Danse Contemporaine II, consiste à immerger partiellement les modèles dans du lait. Dans cette dernière série, la blancheur du liquide, celles de la baignoire et du mur de fond abolissent les repères de l’espace où évoluent ces corps de femmes dans une gestuelle qui semble incompréhensible. Il ne reste plus alors que des fragments de corps flottants, semblables à des ombres disloquées.

Les cinq premières séries du Cycle 1 sont les seules qui soient réalisées avec des modèles vivants. A partir de la sixième série, Annabel Aoun Blanco, tout en conservant la couleur, privilégie les gammes de gris et ne photographie que des empreintes ou des masques. Ce changement de procédé poursuit la stratégie entreprise avec les soustractions successives qu’elle avait infligées au réalisme de la représentation des modèles vivants. L’introduction du noir et blanc dans les cycles est marquée par le titre provocateur de la sixième série, Le Mandylion, nom donné au voile sur lequel le visage de Jésus aurait été imprimé de façon miraculeuse avant sa mort. Ce stratagème a pour but l’interrogation du spectateur sur cette identification de la photographie à l’une des figures de la Sainte Face de manière à ce que l’examen des similitudes apporte un éclairage sur le champ de visibilité que l’artiste s’impose. D’une part, en effet, Le Mandylion religieux et Le Mandylion photographique occupent chacun une première place : la relique est considérée par l’Eglise orthodoxe comme la première icône de l’iconographie religieuse chrétienne et la série photographique est, de fait, la première réalisée en noir et blanc. Ensuite, par son aspect sacré, Le Mandylion s’oppose à toute autre représentation d’un visage comme les photographies s’opposent au genre usuel du portrait. Enfin, l’idée d’au-delà liée à la figure du divin n’est pas sans rapport avec l’objet suprasensible visé par la photographie, l’image mémorielle.

A propos de cette œuvre, il est intéressant de connaître le mode de production des images. Les neuf photographies qui constituent la série ont pour objet des moulages en creux pratiqués directement sur des modèles vivants. Une matière humide et souple est posée sur le visage de chaque modèle de sorte que pendant le temps du séchage toute communication avec le monde extérieur est interrompue : la vue, l’ouïe, l’odorat, mais aussi la respiration et l’usage de la parole sont temporairement arrêtés. Les photographies de ces moulages négatifs reflètent donc les visages de personnes repliées dans une intimité avec elles-mêmes.

Dans ces nouvelles séries et jusqu’à la fin du dernier Cycle, les visages ne ressemblent plus à quiconque et se réduisent à des apparitions délimitées par les jeux de l’ombre et de la lumière. Les images approchent par-là, jusqu’à presque l’atteindre, le peu de réalité de l’image-souvenir et, dans le monde étrange de ces apparitions anonymes, blafardes, obscures ou lumineuses, chacun peut retrouver une part de sa vie intérieure. On voit se dessiner à partir de la genèse de ce travail, notamment avec la destitution de l’idée traditionnelle de portrait qu’il engage, l’aspect ascétique de la démarche de l’artiste qui, par une atténuation progressive des détails particuliers des visages et des corps, parvient à imposer la forme idéale qu’elle veut mettre en scène. La prise photographique devient alors la capture d’une réalité intérieure.

Fixité du regard et vacillement de la figure

Chacun des cycles qui structurent l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco est composé de séries parallèles de photographies et de vidéos. Elles ont leur parcours propre mais tendent à se rejoindre. Ainsi dans le Cycle 1, les séries photographiques visent à montrer progressivement une mobilité invisible par accentuation de la fixité du sujet alors que les vidéos intègrent dans leur déroulement une image fixe ou figée qui apparaît dans un laps de temps furtif. Cet agencement est une scénarisation de l’équivalence qu’établit Platon entre l’indivisibilité et la mobilité du Temps. Mais sur un autre plan, celui qui concerne la nature de l’image-souvenir, le dispositif Photo/Vidéo correspond, de façon métaphorique mais efficace, à deux attitudes de l’esprit humain dans son acte de remémoration : sidération, fixation face à une image traumatique dans un cas, perception fugace d’une image en voie de disparition dans l’autre cas.

La vidéo retranscrit les modes de visibilité d’un regard intérieur dans un effort pour cerner le souvenir d’une certaine image. Les vidéos Reviens XI et Reviens XII laissent entrevoir, à travers une ouverture en ove, un visage dans un laps de temps très restreint, puisque la durée totale de passage de ces très courts métrages est de l’ordre de plusieurs millisecondes. Dans cette fraction infime de temps, une agitation intense de la source de lumière et de la lunette d’observation module l’apparition spectrale du visage qui plonge dans l’obscurité totale avant de resurgir subrepticement. Les deux vidéos passent en boucle dans une compulsion de répétition effrénée comme pour simuler l’effort de remémoration autant que la peur de perdre de vue celui qu’on ne voulait pas oublier. Le dispositif met ainsi en scène l’impossibilité d’atteindre un souvenir pur et l’instabilité de la présence de l’objet de mémoire toujours menacé de sombrer dans l’oubli.

Une comparaison de ces deux vidéos avec les photographies couplées Objectif et Objectif II permet de situer les rôles respectifs des deux médiums dans leur rapport avec l’image-souvenir. Dans l’une comme dans l’autre photo, il s’agit d’un visage photographié en médaillon car l’appareil de prise de vue est positionné, à chaque fois, derrière un tube. La distance focale diffère d’une image à l’autre. Dans le premier cas, la figure presque discernable à l’air lointaine et le cercle qui l’entoure est auréolé d’un halo d’obscurité, le tout faisant penser à une éclipse inversée. La longue focale de l’autre image agrandit le médaillon et le sujet semble plus proche, plus éclairé mais pas plus distinct que dans la précédente parce que des reflets le recouvre de petites macules brillantes. La fixation photographique, métaphore du regard intérieur, ne parvient pas à récupérer le souvenir vif et entier visé par la mémoire.

Il ressort de cette comparaison que le recours aux deux médiums aboutit à un résultat similaire : l’impossible saisie du souvenir pur ; mais tandis que la vidéo traduit l’expérience tragique de la remémoration, la photographie construit les métamorphoses de l’objet mnésique.

Les transformations de l’objet mnésique ainsi que son irruption ténébreuse ou lumineuse sont liées au fait que la fixation du souvenir a lieu dans des instants différents. C’est pourquoi la photographie ne restitue jamais aussi bien ces métamorphoses que dans des séquences constituées en diptyques ou en série. Ainsi, dans le diptyque Eloigne moi de toi, la contiguïté de deux images absolument dissemblables – l’une étant toute noire et l’autre contenant un portrait en tondo – correspond en fait à deux prises de vue réalisées sur le même sujet à deux moments différents. Dans un premier temps l’objectif de l’appareil adhère à la matière cendrée, support de l’empreinte du visage, et suivant le même axe, dans un deuxième temps, il se situe en recul par rapport à ce support, marquant sa forme ronde autour de l’empreinte. Rapporté au souvenir, ce couple de photographies montre d’une part, la relation indissociable qui existe entre le regard intérieur et l’image-souvenir et introduit d’autre part la question de la distance convenable à partir de laquelle l’objet de visée peut être perçu. D’où le titre en forme d’injonction du diptyque qui résonne comme une prosopopée de l’image-souvenir : Eloigne moi de toi pour mieux m’apercevoir.

Les séries Ώ (Oméga) et Coups après coups montrent que la distance n’est pas le seul facteur qui brouille les pistes d’accès au souvenir. L’objet cible de la mémoire se caractérise par une instabilité visuelle et un vacillement incontrôlable d’une apparence à une autre. Dans Ώ, le masque, enfoncé à quatre reprises dans l’empreinte qu’il a produit une première fois, se détériore à chaque pression dans la profondeur. Il en va de même dans la série Coups après coups où le masque n’est plus enfoncé, mais frappé plusieurs fois dans le creux initial. Ces gestes de frappe et d’enfoncement successifs renvoient aux efforts mentaux pour approfondir le spectacle du souvenir. Or, cette fixation répétée sur la forme du visage, loin d’en révéler des détails plus précis le métamorphose en des effigies de plus en plus fantômales, comme si l’effort de concentration de l’esprit n’avait aucune prise sur une image dotée d’un devenir propre.

Le devenir de l’image-souvenir tourne en boucle dans toutes les vidéos, ce qu’exprime leur titre qui commencent par Reviens et le retour permanent du film au point de départ symbolise les multiples tentatives de la perception mémorielle pour assurer sans y parvenir la survivance du souvenir. Quand un visage apparaît net, comme au début de la séquence intitulée Reviens c’est pour être immédiatement caché par un jet de poussière qui le rend livide et flou avant que la séquence ne recommence sans autre fin que cette intermittence entre apparition et disparition. Les différents scénarios renvoient tous à cette intermittence comme ce voile qui cache un visage (Reviens XXVI) et qui s’envole un fragment de seconde avant de retomber à nouveau. En fait, les vidéos racontent la quête d’un insaisissable, elles répètent en boucle, de façon compulsionnelle un désir inassouvi de voir ce que, par ailleurs, la photographie s’ingénie à fixer. Elles sont l’illustration la plus pure de la nostalgie, de la douleur du retour qui accompagne le souvenir et confèrent pour cette raison une note de mélancolie à l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco.

Matières et mémoire

Dans l’ensemble du dispositif par lequel Annabel Aoun Blanco traduit l’expérience de la mémoire, le choix des matières qu’elle utilise pour ses mises en scène est en relation symbolique étroite avec le sens qu’elle donne à sa démarche. La métaphore qui associe le souvenir à une empreinte dans une matière n’est pas nouvelle : pendant des siècles le bloc de cire a constitué la métaphore privilégiée du support des impressions de la mémoire à cause de l’écriture – outil de mémoire durable – qui s’inscrivait dans la cire. Ainsi, Mnémosyne, déesse de la mémoire, était aussi considérée comme l’inventrice des langages de toute la Terre. Cette matière-là n’apparaît pas dans les travaux d’Annabel Aoun Blanco parce que son modèle n’est pas l’écriture, mais l’image-souvenir dont elle n’entend traiter les différents aspects et avatars qu’avec ses propres images.

Dans la progression des Cycles 1 à 3, les matières sont utilisées selon un ordre chromatique qui va de l’eau au charbon, en passant par la buée, le lait, le plâtre, le sable et la cendre. Cet ordre crée un passage qui va de la lumière vers les ténèbres en harmonie avec l’apparition/disparition des effigies. Chaque matière se caractérise aussi par une fonction qui est, selon sa nature, l’immersion, le recouvrement ou l’impression. A ces fonctions se rattache une symbolique particulière qui relie l’œuvre entière à des archétypes culturels.

L’immersion des corps dans l’eau, dans la série En Suspens, donne l’impression que les sujets photographiés ne sont ni tout à fait vivants, ni tout à fait morts, comme les âmes plongées dans le fleuve Léthé qui, dans la mythologie grecque, conduisait aux Enfers. Le Léthé se situait encore du côté de la vie, contrairement au Styx qui se trouvait déjà du côté de la mort. Cette ambivalence de statut apparent entre la vie et mort n’est pas sans incidence sur la nature de l’image-souvenir que toute l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco tend à cerner. L’autre immersion qui a lieu dans du lait, avec la série Danse Contemporaine II et La Sirène, renforce le désir de survivance de l’image-souvenir : les sujets photographiés surnagent dans un liquide qui est le premier aliment des mammifères et qui, de ce fait, est indispensable à la survie.

La série Avatars donne un premier exemple de recouvrement avec une matière à la fois gazeuse et liquide, la buée. Etant donné que les visages sont placés derrière une vitre opacifiée par la vapeur d’eau et que la photographe intervient directement sur cette matière avec son doigt, on peut penser que la vitre est une frontière entre la vie et la mort. D’une part, en effet, les sujets ont des faces de zombis et d’autre part, puisque la buée se situe de l’autre côté on peut imaginer qu’elle est produite par les expirations de l’être vivant qui les regarde. Le souffle, qui ne peut pas rejoindre ces visages hâves, est le symbole du don de la vie. A cet égard, il est remarquable que le geste de souffler intervienne plusieurs fois dans l’œuvre comme un rappel de l’énergie spirituelle qui la parcourt. Cela est particulièrement manifeste avec la série Souffle où chaque image témoigne de l’impact successif de douze jets d’air (provenant de la bouche de l’artiste) soufflés au moyen d’un chalumeau positionné à la hauteur de la bouche de l’empreinte.

Le devenir du souvenir, ses altérations dans la durée et même sa disparition, sont évoqués par le sable quand il est pris en tant que matière de recouvrement. Dans le triptyque du Sablier, un masque en creux est photographié à trois moments de la coulée du sable. Pourtant, dans le dernier instantané de cette progression, le profil du visage apparaît mieux que dans les précédents, ce qui manifeste l’évolution singulière de l’image-souvenir, le déclin de son contour et ses revifs inattendus. Mais l’artiste se sert d’une préparation à base de sable comme d’une surface d’impression dans une image impressionnante intitulée Toupie : sur la surface vierge de toute trace, elle fait tournoyer un objet en forme de visage. Dans un format carré, la figure apparaît encerclée par les traces du tournoiement de l’objet comme s’il reprenait vie dans une quadrature de cercle qui met en scène l’ici-bas et l’au-delà, la divisibilité et l’indivisibilité du temps.

Parmi les matières d’impression, la cendre, poussière inerte et sans vie, résidu d’un corps calciné, est prédisposée à la représentation de la mort. Pour une autre raison qui tient à sa couleur, le charbon aussi puisque le noir est souvent associé au deuil. Pourtant, Annabel Aoun Blanco ne se sert pas de ces matériaux pour illustrer la disparition fatale du souvenir. Dans la série Coups après coups, on a pu remarquer que la cendre était le réceptacle des métamorphoses de l’objet mnésique et non pas seulement l’aboutissement d’un processus d’anéantissement. La photographie intitulée Essoufflé est significative de la valeur insolite que l’artiste accorde à cette matière. Le grain et les scories de la cendre forment la trame de cette photographie où des traits humains apparaissent dans une extrême ténuité, sans que l’on puisse dire si cette esquisse de visage affleure à peine ou s’enlise déjà. La matière devient alors le support d’une représentation quasi immatérielle pour laquelle il faudrait créer le mot de psychophanie.

Sous l’action de la lumière, le charbon prend des tonalités multiples : il peut être chiné d’étincelles dues à certains cristaux de quartz, comme dans le diptyque  sans titre, ou devenir presque blanc comme dans cet autre diptyque zoome. Malgré sa couleur ténébreuse, le charbon recèle des pépites de lumière, parfois microscopiques, mais suffisantes pour que des traditions en aient fait un symbole, celui du feu caché. On retrouve cette potentialité dans les clartés que délivrent les photographies qui prennent le charbon comme support, mais de façon beaucoup plus subtile encore dans une vidéo, Reviens XVIIII, où un spot de lumière affaibli révèle, dans l’obscurité complète, des parcelles d’empreintes charbonneuses au gré des méandres de sa course.

L’importance qu’Annabel Aoun Blanco accorde aux matières n’a donc rien à voir avec une métaphore plastique, comme le bloc de cire, qui serait destinée à expliquer les modalités d’impression des souvenirs dans la mémoire. Elles lui permettent de donner corps à l’appel du souvenir, à ce restant d’énergie qu’elle perçoit dans ces images revenantes. Ainsi dans le triptyque intitulé Le Cri, l’insistance des figures à sortir de l’oubli dirige la mise en cadre des figures recouvertes de plâtre. En raison du cadrage resserré qui les contient, le dégradé de l’ombre de fond vers la clarté du centre du visage culmine dans une lumière intense qui définit une limite de crevaison de la surface de recouvrement. Proféré dans le plus profond mutisme, ce cri est une lumière spirituelle.

L’apparition disparaissante

Le paradoxe d’une présence absente ou d’une absence sur le point d’accéder à l’air libre est une hantise qui parcourt le travail d’Annabel Aoun Blanco. Par ces aspects presque surnaturels, l’œuvre se rapproche des visions de l’univers fantastique, des spectres, des fantômes, des revenants et autres créatures oniriques. Mais elle se démarque de ces fictions par une attention scrupuleuse portée à l’expérience réelle de remémoration et par une analyse visuelle des objets indéfinissables de la mémoire. A travers ses photographies et ses vidéos une ontologie du souvenir prend ses assises, une ontologie fragile relative à l’interstice infinitésimal qui conjoint et sépare l’apparition et la disparition, la vie et la mort.

Cette œuvre plasticienne multiplie, avec heurs et déconvenues, les tentatives pour gravir à rebours l’irréversible du temps à la recherche d’un souvenir pur, recherche que Bergson, dans Matière et mémoire, considérait comme une question plus métaphysique que psychologique. De fait, et sans vouloir reprendre une expression bergsonienne, l’œuvre est traversée par une énergie spirituelle qui justifie les références qu’on peut faire, en la contemplant, à d’autres œuvres aux images marquantes comme la catabase d’Orphée, la mort d’Ophélie ou les rives du Léthé.

Annabel Aoun Blanco définit un genre nouveau d’image qu’on pourrait appeler l’apparition disparaissante, si cet adjectif si convenable pour la qualifier, existait. Son exploration visuelle, qui déroule les différentes phases de l’expérience banale du souvenir, a l’envergure d’une grande épopée anonyme où chacun peut reconnaître son univers intérieur. Elle nous conduit tour à tour des ténèbres de la profondeur à la remontée vers la lumière à travers ces visages dévastés, momifiés, effacés ou surgissant, avenants ou intrigants qui pourraient servir d’esquisses préparatoires à un portrait-robot de l’âme.

Laure Abouaf

Laure Abouaf– APPROCHE(S) – VILLES D’EUROPEAPPROCHE(S)-2017-2018

Les signes qui permettraient d’identifier les villes d’Europe traversées par Laure Abouaf sont très rares et équivoques sitôt qu’on pense les avoir dénichés. Le nom de ces localités n’est pas indiqué sous la forme d’une légende qui nous obligerait à rechercher dans nos souvenirs de voyage ce que, de toutes façons, nous ne retrouverions pas à l’intérieur du cadre photographique. En effet, à l’opposé de la carte postale ou du reportage touristique, la série exclut de son champ de visée la couleur locale, le détail typique, la note exotique, le cadre pittoresque ou l’ambiance folklorique. Pour autant, l’absence des procédés usuels de mise en valeur de ces scènes urbaines et leur anonymat lui-même, ne les rendent pas énigmatiques. Ces lieux photographiques sont, d’une certaine façon, des lieux communs en ce sens qu’ils apparaissent similaires – et non pas semblables – à d’autres que nous rencontrons dans la vie ordinaire. Cette similarité cultivée signifie qu’ils appartiennent moins à un espace géographique précis qu’au regard de la photographe.

La mise entre parenthèses de la géolocalisation dans ces photographies ne tient pas, comme on pourrait le croire, à une insuffisance de détails qui priverait le spectateur d’indices pertinents pour reconnaître les lieux de prises de vue, mais au contraire à un excès de réalité qui oriente son attention vers autre chose. Par exemple, un excès de présence accordé à des sujets qui ne suscitent pas d’ordinaire l’admiration, comme le sas d’un tapis-bagage dans un aéroport dont la forme transcende la banalité de l’objet. Plus fréquemment, la dominance de la couleur attire l’attention sur elle plutôt que sur le lieu public. La sombre grisaille d’une avenue se clarifie de la traînée jaune d’un trolleybus qui la traverse. Un bleu de nuit inonde les façades d’un immeuble et, mêlant sa couleur aux lumières des becs-de-gaz, projette un halo fluorescent sur le visage d’une passante. L’excès de réalité se manifeste aussi par les jeux graphiques des encadrements de fenêtres, des palissades, des échafaudages ou des barres d’appui du métro qui s’imposent de façon prioritaire dans la scène urbaine. Pour ces raisons, la matière signifiante de l’image s’affirme comme un élément central de cette série et toute curiosité relative aux lieux des prises de vue devient alors superfétatoire.

Les photographies de Laure Abouaf, bien qu’elles différent du genre du paysage urbain, et même de la photographie de rue dont l’une des caractéristiques est la présence humaine, restent fortement liées cependant à l’espace urbain qu’elles explorent de façon inaccoutumée. Elles proposent des hiérarchies visuelles qui ne correspondent pas à celles que construisent, de façon constante et triviale, nos perceptions de la réalité. On pourrait expliquer cette différence une fois pour toutes par l’argument paresseux qui consiste à opposer la vision de l’artiste au simple phénomène de la vue, quand l’une et l’autre s’appliquent à des sujets identiques. Mais si l’on prend au sérieux la mise à l’écart des noms de lieux voulue par la photographe, on est amené à penser que cette œuvre érige un monde parallèle au notre et que l’espace photographique qu’elle dévoile met en question la notion même de l’espace. Nous savons que cette dernière notion a connu une évolution dans l’histoire et que la perception que l’homme a du monde a considérablement varié au cours des siècles : le monde clos du Moyen-Age, découpé en espaces sacrés et profanes, diffère profondément du monde rationnalisé des Lumières qui découvre un espace infini. Il ne fait aucun doute que, dans cette histoire, la photographie a modifié sensiblement la notion commune que nous avons de l’espace, entendu comme le milieu dans lequel se situe l’ensemble de nos perceptions.

Ainsi, en regardant ce que nous ne voyons pas, Laure Abouaf opère des coupes dans notre espace quotidien et produit des prises de vue qui, à leur manière, relèvent d’une sourde sacralisation.

Claudine Doury

Claudine Doury – L’Homme nouveau Exposition-Galerie Domus, Lyon, mars 2019

Réalisée au début des années 2010 à Saint Pétersbourg, la série L’homme nouveau de Claudine Doury revêt, dans ce contexte géopolitique, un aspect visionnaire auquel le titre fait référence au risque d’une équivoque : il fait allusion, en effet, à un idéal du passé communiste de la Russie, et préfigure en même temps l’advenue des futurs hommes du 21ème siècle. Cette série constitue donc le portrait d’une nation en pleine mutation économique et sociale, tiraillée entre un passé difficile et un avenir incertain.

Avec cette série, Claudine Doury prolonge les travaux qu’elle a consacrés à l’adolescence au cours de sa carrière. Mais tandis qu’elle n’avait abordé cette période de la vie qu’auprès des jeunes filles en différentes contrées, et aussi dans une série émouvante intitulée Sasha, dédiée à sa fille, sa recherche dans L’homme nouveau ne s’applique qu’à des garçons.

Les manifestations de l’adolescence masculine sont multiples et propres à chaque sujet qui a servi de modèle, mais elles se caractérisent toutes par des aspects physionomiques opposés : une virilité indécise sur un corps juvénile, un amenuisement, voire une dissolution des genres masculin et féminin, une gravité d’expression qui cache mal une fragilité intérieure et aussi des regards inquiets ou désabusés. Ces apparences contrastées correspondent bien à l’idée qu’on se fait communément de l’adolescent, partagé entre un développement incontrôlable de son corps et une identité personnelle à construire. Dans le contexte social où ces photographies ont été prises, il se produit cependant un effet de relief entre ces jeunes gens qui se cherchent et une nation qui se redéfinit.

Le protocole de prise de vue de ces portraits est à la fois pictural et d’une grande simplicité dans les décors qui se limitent à des murs ou des tentures. Les fonds de couleur presque uniformes, comme dans les portraits de Frans Hals, loin de distraire notre vue des sujets, accompagnent leur expression et permettent la mise en scène d’une intimité surprise dans un infime instant. On ressent fortement la proximité de la photographe avec ses modèles, ce qui n’empêche pas Claudine Doury d’être sans concession par rapport à ce qui pourrait apparaître comme une dissonance esthétique sur ces jeunes visages : peau recouverte de pustules d’acné, oreilles décollées, tignasses encombrantes. Dans ces tableaux, le vrai n’est pas l’ennemi du beau.

Au cœur de cet album, le visage de Iaroslav, d’une extrême beauté, quasi féminine, surgit de l’ombre, le regard complètement déporté vers la gauche comme dans une représentation de Méduse. Cette référence donne une piste de lecture pour l’ensemble des portraits : ce même regard en coin qu’on retrouve chez d’autres modèles, Dima, Alexey, Ilya ou Egor, les cheveux filasseux qui serpentent de part et d’autre des épaules de Mitia, les lèvres démesurément lippues de quelques autres, tous ces détails semblent des extraits fragmentaires de la célèbre toile du Caravage. Cette ressemblance, peut-être involontaire, est très intéressante si l’on considère la légende de Méduse comme un récit d’initiation. C’est au sortir de l’adolescence que Persée doit subir sa première mission d’adulte : tuer la Gorgone, l’étrange horreur que personne ne peut voir sans mourir. Après sa victoire, il arbore la tête du monstre à hauteur de la sienne, comme le montre la statue de d’Antonio Canova au Vatican. Cette transfiguration de soi-même en tout autre, que l’on voit se profiler sur la face de Iaroslav, est latente dans toutes les images de L’homme nouveau.

Annabel Aoun Blanco

Annabel Aoun Blanco– Le souvenir d’une certaine image… 2018

Réflexions sur l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco

L’œuvre d’Annabel Aoun Blanco s’inscrit malaisément dans le genre du portrait auquel, de prime abord, on est pourtant tenté de la rapporter en contemplant ses tableaux photographiques ou ses vidéos. Apparaissent des formes de visages, aussi imprécis que des empreintes ou livides ainsi que des moulages, impressionnants dans leur expression et attirants par l’énigme qu’ils recèlent, comme s’ils illustraient de façon littérale la célèbre pensée de Pascal : Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir.[1] Par là même, les modèles qui ont servi à réaliser ces portraits semblent plus imaginaires que réels, ce sont des masques rappelant tour à tour des spectres, des momies, des fantômes en fonction du traitement subi avant les prises de vue ou parfois de vrais visages affranchis de leur personnalité, comme dans la série Avatars .

La raison d’être de tels portraits n’est pas l’affiche d’une identité, mais bien plutôt la mise en évidence du mode d’apparition des figures qu’ils révèlent, le portrait n’ayant plus d’autre fin que celle de réfléchir la portraiture dans sa complexité et dans son rapport avec la mémoire. Ce qui intéresse tout particulièrement Annabel Aoun Blanco c’est la souvenance, la façon dont l’image des portraits, fixe ou animée, rappelle cette représentation inconstante et fragile visée dans l’acte de se souvenir. Voilà pourquoi les modèles vivants n’apparaissent qu’au tout début de son œuvre, s’éclipsant pour laisser la place à des empreintes directes, à des masques, à des sujets qui sont déjà des images.

Tout le dispositif plastique mis en œuvre par l’artiste est orienté vers une phénoménologie du souvenir, la photographie ou la vidéo rapportant, selon un régime de visibilité variable, les impressions fugitives saisies lors des actes de remémoration. On peut remarquer au moins deux modalités d’apparition et de disparition de ces images fugaces.

Tout d’abord, l’émergence ou l’enfouissement. Dans la série intitulée Danse contemporaine II, des personnages sont immergés dans une mare de lait et ne laissent apparaître, sur la surface de flottaison, que leurs membres ou une partie de leur visage. Dans d’autres séries plus récentes, les masques sont camouflés par trop ou trop peu de lumière (séries photos : Caresses, Eloigne-toi de moi et Décadrés, par exemple) ou oblitérés par diverses matières : cendre, sable, poudre de charbon, voilage. Dans chaque cas, l’accès à l’image se profile dans l’instant infinitésimal où la présence du sujet est sur le point de surgir ou d’être engloutie dans la monochromie l’oubli. Ces apparitions subreptices ne sont pas sans rapport avec la représentation mythique de la mort d’Ophélie qui a hanté l’histoire de la peinture : personnage secondaire de la pièce d’Hamlet, sa disparition relatée par la reine (Acte IV, sc.7) marque, dans sa description, ce moment fatal où la princesse va cesser d’être visible. La fascination pour la limite entre la vie et la mort, l’apparition et la disparition, et la présence qui cède la place au souvenir a fourni une source abondante d’inspiration pour les peintres, ce qui fit dire à Rimbaud :

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir[2]

Toute l’attention créative d’Annabel Aoun Blanco se concentre sur ce passage métaphorique du blanc au noir, comme l’indique l’image centrale intitulée : ∞ (infini).

L’autre modalité récurrente d’apparition et de disparition de l’image-souvenir consiste en un arrêt sur image, une fixation sur un faciès presque discernable qui porte cependant les marques de sa désagrégation. L’effet produit par cette vision diffère sensiblement selon le médium utilisé.

Dans certaines photographies, la fixation focalise l’apparition d’un visage porteur des marques du temps. La séquence intitulée Zoome propose l’enfouissement d’une même empreinte de visage, à deux moments différents, dans de la poudre de charbon : de l’une à l’autre, on note une progression de la dévastation des traits et la séquence Dezoome III grossit à la loupe la surface corrodée d’une moitié de la face. L’image intitulée Dezoome isole le cercle de la loupe centrée au milieu d’un visage ravagé, plongé dans l’obscurité pour signifier son acheminement vers la mort. L’élaboration plastique de cette fixation sur des apparences en voie de disparition interprète, à la manière d’une fascination, la notion de mnème qu’utilisait la psychologie pour désigner la trace organique qui serait la base matérielle du souvenir.

Avec les vidéos, cette fixation dure le temps d’une infime éclipse où la disparition intervient presque aussitôt après l’apparition dans le mouvement perpétuel d’une boucle cinématographique. Dans la vidéo intitulée Sneiver qui dure dix seconde, une seconde à peine est réservée à l’apparition du visage. Dans celle intitulée Reviens, l’ombre grise du visage s’éclaircit une fraction de seconde avant que ses traits ne soient occultés par un vent de cendre. Dans d’autres encore, notamment Reviens II et III, u  n événement identique se produit sous l’action d’éclairages intermittents.

Les boucles vidéo répètent, de façon compulsionnelle, un désir sans cesse inassouvi de voir ce que, par ailleurs, l’objectif photographique parvient à fixer ; mais ce qui est ainsi fixé se présente à la vue sous les aspects du ravage et de la décomposition. L’image-souvenir dépérit dans l’irréversible du temps, comme dépérit l’image d’Eurydice sous le regard malheureux d’Orphée se retournant trop tôt en arrière, aux sortir des Enfers, pour s’assurer de la présence de son épouse. C’était trop tôt, mais subitement trop tard dans le cours unidimensionnel du temps. La belle dryade s’est transformée en un souvenir voué lui-même à la disparition, mais reviviscent dans la lyre d’Orphée qui inspire les artistes et les poètes depuis l’Antiquité.

Que des références mythiques s’imposent tout uniment dans la considération des réalisations d’Annabel Aoun Blanco montrent suffisamment la puissance émotive qui parcourt l’ensemble de l’œuvre. Tout d’abord, par son implication personnelle dans les titres qu’elle choisit pour chacune de ses images et qui résonnent comme des ordres qu’elle lancerait à un disparu (Reviens I-XXVI, Eloigne moi de toi, Détends-toi) ou des ordres adressés peut-être à elle-même (Zoome, Dézoome…). Par la compréhension, ensuite, du lien qui unit les sujets de sa pratique artistique avec la nature des médiums qu’elle utilise : la redéfinition esthétique de l’empreinte et de la trace, le grain photographique qui s’associe parfaitement aux aspérités de l’image-souvenir et les séquences vidéo qui s’essayent obstinément à l’escalade à rebours du temps. Enfin, par la douce mélancolie dégagée au fil des images par cet appel au revenir du temps qui semble développer le final de Du Côté de chez Swann : Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant.

Ces quelques réflexions n’ouvrent que partiellement le champ de l’œuvre admirable et ambitieuse d’une jeune artiste.

1er jour du printemps 2018.


[1] Pascal, Pensée 678, Ed Brunschvicg.

[2] Arthur Rimbaud, La Mort d’Ophélie.

Sébastien Erome

Sébastien Erome– Light & Transient, catalogue exposition Domus; janvier 2018

Les photographies prises par Sébastien Erôme au cours de ses multiples traversées de l’Amérique sont un peu déconcertantes comme le furent, pour les critiques, celles de Robert Frank voici un demi-siècle. Même si le regard qui parcourt Les Américains n’a rien à voir avec celui que propose la série Light & Transient, on est surpris dans les deux cas par le traitement du sujet qui n’est pas seulement un thème photographique, mais une épopée que tous les styles, historiques, littéraires et cinématographiques ont tenté de retranscrire en répondant à une attente du public. En fait, cette attente est celle du reportage convenu, qu’il soit touristique, journalistique ou télévisé, qui associe un ensemble d’informations relatives à un événement, en suivant un principe narratif ou analogique qui donne sa cohérence au sujet. La photographie de Sébastien Erôme ne vise pas tout d’abord ce large public ; elle installe, avant tout, une autre façon de regarder le monde qui définit une poétique bien particulière.

En utilisant les grands formats, le photographe modifie les codes de l’image documentaire et donne une plus large visibilité à la hiérarchie des choix qui président à ses prises de vue. Les motels et leurs hautes pancartes qui font partie du décor emblématique ordinaire des routes américaines sont cadrés soit dans le contexte de leur pourtour immédiat – ce qui privilégie leur aspect désuet – soit dans leur rapport graphique qui met en évidence des plages de couleurs criardes et complémentaires. Ces images obéissent davantage au souci de saisir une sensation fugitive qu’à celui d’exploiter un sujet d’une façon systématique, même si finalement c’est un tableau de l’Amérique qui se dessine à travers l’ensemble du projet.

Il en va de même avec les paysages urbains à propos desquels on serait à même d’invoquer, çà et là, une influence de la photographie américaine. Si l’on prend pour exemple la photo intitulée Sioux City, South Dakota, 2008, on pourrait dire que le poteau qui sépare verticalement en deux le plan de cette avenue rappelle les cadrages méthodiques de Lee Friedlander, que l’objectif qui fait face à une perspective de pylônes et de fils électriques renvoie à son tour à l’organisation des plans urbains de Stephen Shore. Mais contrairement à ces illustres prédécesseurs du paysage urbain aux Etats-Unis, l’entreprise de Sébastien Erôme n’est pas centrée sur cette particularité qui, en fin de compte, saute aux yeux de tout voyageur. Ces réminiscences, si toutefois c’en était, ne sont que d’infimes analogies sans grande importance : le déjà-vu ne constitue que la trame graphique autour de laquelle s’impose la splendeur d’un tableau.

Le parcours de Sébastien Erôme est essentiellement individuel et sa photographie s’inscrit  dans une démarche sensible, attentive à la vérité de l’instant vécu, étrangère au désir d’anecdotiser. On le ressent tout particulièrement avec les portraits qui ponctuent la série. Les personnes qu’il rencontre ne sont pas saisies en situation professionnelle ou familiale, mais au moment précis où leur expression devient indifférente à la pause. Charlotte, (Hardin, Montana. 2008), se tient debout, sans aucun apprêt, les mains croisées sur le ventre, les yeux détournés de l’objectif, tandis qu’un gigantesque ours empaillé à ses côtés semble, quant à lui, avoir été naturalisé et arrangé pour un portrait traditionnel : les yeux fixent l’appareil photo et la gueule entr’ouverte esquisse un sourire ou peut-être l’amorce d’un grondement. Dennis, (Twenty-nine Palms, California, 2008), malgré la singularité de son vêtement et la beauté de son port, exprime une indicible mélancolie.

Sébastien Erôme évite les procédés de séduction, le scoop, l’instant décisif, les effets qui attirent l’attention du plus grand nombre. Il reste au plus près de lui-même tout au long de ses visites et donne à partager des impressions fugaces qui, une fois rassemblées, découvrent une atmosphère insolite du Nouveau Monde. Light & Transient est ainsi composé à la manière d’un poème splendide et étrange sur fond d’Amérique.

Robert Pujade

Dominique Willdermann

Dominique Willdermann– Série AnnA, exposition galerie Domus; Lyon, janvier 2018

A première vue, la série Anna de Dominique Wildermann évoque, dans le prolongement d’une inspiration qui remonte aux Regrets de la vieille Heaulmière de François Villon, la splendeur radieuse et l’obscure clarté des deux âges de la beauté féminine. Mais cette opposition lisible sur les corps de deux femmes relate en fait l’histoire d’un destin, celui d’Anna, l’ancienne locataire de l’appartement où réside la photographe depuis quelques années.

Lorsqu’elle prend possession de sa nouvelle habitation, Dominique Wildermann relève certains détails qui rappellent la présence de celle qui l’a précédée : une méridienne qui n’a pas été déménagée, des marques de décoloration sur les murs qui avaient dû supporter de nombreux tableaux et surtout une feuille de papier pliée, coincée sous le parquet sur laquelle il est écrit :

décoloration sur les murs qui avaient dû supporter de nombreux tableaux et surtout une feuille de papier pliée, coincée sous le parquet sur laquelle il est écrit :

Anna ma chérie,

J’espère que ton bain fut bon,

viens vite nous rejoindre sur la terrasse du « toboggan », tu me manques.

Je t’aime

Pierre

Après enquête auprès du voisinage, il ressort que Pierre, l’auteur de ce petit mot d’amour, est mort accidentellement sans jamais avoir pu rejoindre Anna qui vécut seule dans cet appartement pendant trente ans. Cette révélation bouleversante provoque une lecture nouvelle des traces du passage d’Anna qui deviennent les signes d’une histoire de vie.

Se sentant étrangement proche, et peut-être pour conjurer un sort si triste enfermé dans ce lieu, Dominique Wildermann définit un projet photographique et entreprend la portraiture de cette inconnue. Tout d’abord, elle réalise des prises de vue des pièces vides montrant les empreintes laissées sur les murs par une accumulation de cadres qui enserraient tous les souvenirs de la vieille dame. Puis elle interprète elle-même le personnage d’Anna jeune en jumelant sa présence avec celle d’un modèle de trente ans son aînée.

Cette différence d’âge mesure la durée d’une solitude, d’une tranche de vie dont les deux actrices répètent les actions quotidiennes. Derrière la fenêtre, la jeune Anna jette un regard rêveur au dehors, tandis que l’autre, le visage tourmenté par l’interminable attente, tourne le sien vers l’intérieur. Elles posent l’une après l’autre allongées sur la méridienne dont Anna, qui était une artiste, se servait pour installer ses modèles ou pour se reposer. Elles fument une cigarette côte à côte, se fardent en même temps devant un miroir, se retrouvent vis-à-vis dans la baignoire et, dans chacune des scènes où elles apparaissent ensemble, il semble que le temps a figé les attitudes jusqu’à transformer cet espace de vie en un abri de répétitions.

Il n’est pas une image de cette série où le jeu d’acteurs des deux Anna apparait forcé. Leur proximité dans les scènes du bain ou du maquillage, la ressemblance de leur pose quand elles s’allongent sur la méridienne ou celle de leurs gestes dans la scène du dénudement, leur prête un air de famille qui reflète les deux âges d’une même vie.

La série Anna est la mise en scène de ce qui aurait pu devenir une hantise pour la nouvelle occupante de cet appartement. Mais le portrait d’Anna, l’absente, exorcise toute possibilité d’envoûtement : il est fondé sur un enchainement de dédoublements : le personnage principal est incarné par un duo de figurantes et Dominique Wildermann, habitée par cette histoire, se dédouble à son tour dans une série étonnante qui devient son autofiction.

Robert PUJADE