LES DIEUX SONT LA…

LES DIEUX SONT LA…

Bords du Rhône, Arles, 10 avril 2018

Le voir, comme exercice, ne se décide pas. Il est réponse à une attraction qui vient de la nature. Je me laisse ainsi aller, de façon presque quotidienne, à arpenter les bords du Rhône près de chez moi, comme j’aurais aimé le faire, enfant, sur les rives du Bou Regreg, à Rabat. Au sens propre du terme, il s’agit d’une fréquentation. Géographiquement, les lieux que je parcours sont chaque jour les mêmes, mais c’est la visite, l’action de fréquenter régulièrement un endroit déterminé, qui est à chaque fois différente.

En avril dernier, je suis descendu non sans risque au plus près du fleuve. J’ai glissé jusqu’à m’embourber les pieds à hauteur des mollets, et, en me redressant, j’ai vu le profil d’un arbre invisible en son entier quand on suit le chemin piétonnier. Ce fut une illumination, un infime instant de piété Aphrodite avait prêté son corps à la croissance d’un arbre : l’écorce se plissait à la courbure de la croupe, se déchirait à hauteur du sexe, se dressait au niveau des seins. Je me trouvais face à face avec mon propre désir. La visite était devenue un mirage, plus présente qu’une vue de l’esprit, à proprement parler, une Visitation.

Erection sublimée

Erection sublimée

Arles 2018- Monument Valley, 2015

Bords du Rhône vus de ma voiture, Arles 01/11/2018
Monument Valley, 07/05/2015

J’ai réalisé Bords du Rhône vus de ma voiture après un coup de frein subit, en pleine conscience d’une rencontre entre mon rêve et la réalité. Ce qui est extraordinaire, c’est que cette fusion impossible persiste dans la photographie : le tronc du platane pénètre dans l’arène céleste constituée par le contrejour de la portière et le parapet du quai qui semble en être l’exact prolongement circulaire. Vision dionysiaque de ce phallus s’extirpant du ventre de la terre pour ensemencer l’azur d’un arrosement de nuages.

La différence avec le paysage américain est évidente : un phallus esquinté, sans aucune puissance propre d’érection, pur produit de l’érosion, dominé par les ruissellements qu’annoncent les nuages, en position passive de repos, inébranlable dans la voie d’exténuation où la nature le réduit.

Mises côte à côte, ces images semblent propres à illustrer un chapitre d’histoire de la sexualité.

Née de la terre

Née de la terre

Monastère de Santa Anna, Pienza -Toscane, 27 avr. 2011

Parfois, la considération des paysages révèle une inclination de la Nature à s’inspirer de l’art qui, selon l’antique théorie, s’inspire lui-même de la Nature. Bien sûr, c’est notre regard qui projette sur le monde visible des représentations qui traversent notre esprit. Certaines de ces coïncidences demeurent cependant troublantes, tout particulièrement quand elles interrompent le calme d’une promenade pour réveiller un désir qu’on croyait en sommeil.

Ainsi, lors d’une balade matinale en Toscane, près du monastère de Santa Anna à Pienza, je contemplais des prairies verdoyantes dont les ondulations rappelaient le mouvement d’une houle marine. Bientôt, l’ensemble de ces vaguelettes champêtres se disposaient en des formes charnelles : des jambes, des cuisses, des seins et des mamelons se soulevaient de terre et s’entrecroisaient comme dans certaines photographies admirables de la série Née de la vague de mon ami Lucien Clergue. Les photos que j’ai faites ce jour-là m’ont prouvé que je n’étais pas en proie à une hallucination.

J’ai éprouvé cette énergie sexuelle issue de la terre en des lieux très différents, dans le Cap Corse, dans l’Ouest des Etats-Unis, dans le Northumberland ou dans les confins de la baltique et à chaque fois je procédais à une vérification photographique. Aussi, ai-je décidé de compiler ces images et les réflexions qu’elles m’évoquaient dans une entrée de mon journal photographique, Le Sexe dans la Nature.

Echo aux rives du Rhône

Echo aux rives du Rhône

Arles, 27 juil. 2019

Je rencontre cette jeune fille tous les jours. Elle promène son chien aux mêmes heures que moi et arrête sa balade en s’asseyant sur un tremplin, les yeux fixés vers le fleuve, à l’écoute de je ne sais quoi.

Je sais beaucoup de choses sur elle, elle parle volontiers et livre de nombreux détails de sa vie. Elle semble ne pas faire attention à ce que je lui dis. Je trouve cette étrangeté très attirante.

Parmi les nombreux propos qu’elle a tenus, elle n’a jamais dit son nom ou son prénom. Je ne lui ai jamais demandé, par peur sans doute d’associer à sa beauté de nymphe un patronyme qui m’eût plongé brutalement dans la réalité.

Il aura fallu cet instant où je l’ai surprise en pleine contemplation pour que je lui donne un surnom : Echo.

Nostalgie du fond du puits

Nostalgie du fond du puits

Montmajour, 15 oct. 2019

Dans le cloître de l’Abbaye de Montmajour, j’ai aperçu la plus troublante beauté qu’il m’ait été donné de rencontrer. Son regard, pareil à celui des statues, semblait fixer le point central de ce lieu sacré, le puits.

L’association de la femme et du puits m’a fait penser aux peintures représentant La Vérité sortant du puits pour châtier l’humanité dont la plus connue est celle de Jean-Léon Gérôme. La dame de Montmajour n’aurait pas pu s’y reconnaître, car le modèle du peintre, armée d’un fouet n’a ni sa grâce, ni sa la finesse. En revanche, la plus floue et la plus belle interprétation picturale de ce thème par Jean-Jacques Henner, n’est pas sans ressemblance avec elle : le modèle est nu, mais recouvert comme par une étoffe d’une longue chevelure rousse.

Mon modèle est habillé d’une robe chasuble rouge jusqu’au bas des jambes, comme si la Vérité, après avoir visité le monde, devait cacher sa nudité. Son regard immobile et éperdu porte en lui la nostalgie du retour à son lieu d’origine, le fond du puits.

TER 17709, 1ère classe

TER 17709, 1ère classe.

Lyon Part Dieu-Arles, porte des toilettes, 9 fév. 2018

On n’a encore rien dit sur l’abstraction tant que l’on ne l’a pas comprise comme l’action de séparer l’esprit de la matière. Dans ce mouvement, la peinture et la photographie procèdent chacune de manière différente. Le peintre intervient directement sur la matière de son art jusqu’à lui conférer la forme de son choix et isoler celle-ci en un objet indépendant de son contexte d’extraction, différent de tout objet nommable et seulement identifiable par son unique présence. L’acte du photographe n’a aucune autre matière à transformer que la réalité visible par tous et l’abstraction consiste alors essentiellement dans le cadrage. Autant dire que toute prise de vue engendre une abstraction. Aussi, tandis que le peintre peut légitimement ignorer la question : « Qu’est-ce que ça représente ? », le photographe doit pouvoir y répondre, particulièrement quand sa photographie ne représente rien qui rappelle un objet du monde.

La photographie que j’ai prise dans le TER 17709 joue sur l’ambiguïté de ces deux abstractions : elle pourrait être prise pour la photographie d’une peinture abstraite ou elle pourrait y ressembler. La légende que je lui donne n’a aucune valeur de preuve de son extraction. Elle pourrait provenir de n’importe quelle autre surface que celle des chiottes d’un TER. Ce n’est pas une peinture et c’est une photographie qui n’a d’intérêt que pour elle seule, indépendamment de son contexte.

Le Hasard, comme la peinture

Le Hasard, comme la peinture…

Bastia, La Citadelle, 9 fév. 2019

Bastia est l’une des villes où je passe mes journées à marcher pour des raisons d’équilibre personnel, j’entends par là, la dose d’irréel dont j’ai besoin pour supporter la réalité. J’admire sans modération ces vieux immeubles délabrés qui entourent le port depuis des décennies et sont restaurés un à un, m’a-t-il semblé, chaque fois qu’une bâtisse moins ancienne commence à être frappée elle-même de décrépitude. Les façades du Port et de la Citadelle apparaissent endolories par des cicatrices, des crevasses, des mousses et des champignons qui les rongent, mais cette dégradation est rehaussée par des réparations de fortune, des badigeons de plâtre et de goudron qui sont à leur tour traversés par l’humidité.

Pour peu que l’on isole, comme en des cadres, certains pans de ces pourritures, on y trouve des compositions informelles. Dans cette photographie, la forme vague d’une croix penchée au milieu d’un fouillis de surfaces surchargées de multiples ravages m’a fait penser à la copie d’une œuvre possible d’Antoni Tàpies. Le hasard, comme une peinture sans artiste, se montre parfois capable de réquisitionner la matière pour lui intimer de devenir une forme cohérente.

ELOGE DU FOUTOIR

ELOGE DU FOUTOIR

Affiches, Boulevard Emile Combes, Arles (9 déc.2018)

En associant différentes photos d’affiches prises au Boulevard Emile Combes le mois dernier, je me suis distrait aujourd’hui à les juxtaposer en une fresque qui s’apparenterait au genre abstrait, à défaut de considérer le foutoir comme une catégorie esthétique. D’où vient que ce désordre qu’il m’a plu d’ainsi composer m’attire tout autant qu’il me dérange ?

Il éveille en moi des visions de cataclysmes, d’autels démolis et de sanctuaires funéraires qui me sont familières comme des souvenirs oniriques, mais pas seulement. Les intempéries qui ont délavé, pâli, affadi et détérioré le contenu de ces affiches, ont aussi endommagé la plupart des zones de textes en les remplaçant par des écritures indéchiffrables, équivoques et presque inquiétantes. A l’opposé, les tonalités de couleurs – le rouge carmin et un bleu discrètement sombre que j’utilise comme fond pour mes modèles féminins – m’apparaissent comme des points d’appui dans ce grabuge visuel. Voilà sans doute la raison de ces prises de vue successives et insistantes dont je ne savais pas à quoi elles me serviraient quand je les ai faites.

Un Cubain, dos tourné à la mort

Un Cubain, dos tourné à la mort

Paseo del Prado, La Havane, (4 avr. 2016)

Le régime de visibilité de celui qui regarde est autarcique. Sa vue est imprenable et nul ne peut savoir ce qu’elle comprend. J’ai voulu photographier cette énigme en surprenant un cubain sur l’immense avenue de La Havane, le Paseo del Prado. Il scrutait je ne sais quoi en direction de la mer. Je n’ai, bien sûr, jamais su ce qu’il regardait.

Cependant le plan large de ma photographie montre une circonstance intéressante de ce geste inexplicable. Il montre un homme qui tourne le dos à la mort, ici représentée par la peinture murale d’un squelette orienté dans la direction opposée à ce que l’homme regarde.

Une autre circonstance est la date où cette photo a été prise. Ce jour-là, des ouvriers commençaient à dresser les estrades où déambulerait un mois plus tard le défilé de Chanel. Trois semaines auparavant, Barak Obama avait emprunté cette même voie pour son entrée triomphale à Cuba.

Ma photographie avait mis en scène, à mon insu, un regard en direction de l’avenir de Cuba.

L’Inconnu de la Baltique

L’Inconnu de la Baltique

Presqu’île de Rügen, Allemagne, (12 juin 2017)

Dans la presqu’île de Rügen, un homme est resté debout, torse nu, face à la mer Baltique, sans que rien ni personne ne vienne perturber sa stature. Peut-être y est-il encore. On ne pouvait le voir que de dos, comme les personnages des tableaux de Caspar David Friedrich qui composa un grand nombre de ses œuvres en prenant pour modèle les falaises crayeuses de Rügen en bas desquelles j’ai aperçu cet homme. Mais cette immobilité sidérée me faisait plutôt penser au film de Werner Herzog, à Kaspar Hauser ouvrant ses yeux pour la première fois de sa vie devant le monde qu’il n’avait jamais vu.

Cet homme statufié, installé dans son seul désir de voir est pour moi une stèle dédiée à la pratique photographique où le regard est premier avant toutes choses à voir. Et cette pure compulsion du regard suffit à considérer la photographie comme la forme visuelle de l’écriture automatique.