Dominique Lardet– Clarté sur Lynda Ann

Dominique LardetClarté sur Lynda Ann, Exposition Phot’Aix , novembre 2019

La surimpression est mal aimée si l’on en croit certains adeptes d’une photographie prétendument objective dont le modèle est l’image de reportage, articulée sur la réalité, mais jamais aussi belle pourtant que lorsqu’elle s’en éloigne par des effets esthétiques ou des allusions à des figures archétypales. La surimpression est mal vue quand on la considère comme un ensemble de procédés destinés à suppléer les carences d’une image médiocre. Comme pratique intentionnelle d’auteur, elle consiste en l’agencement de plusieurs prises de vue par superpositions successives, en une combinatoire qui construit une image avec la photographie. Par là-même, elle affirme sa parenté avec le discours et s’accomplit comme procédé narratif.

Il aura fallu beaucoup de ténacité à Dominique Lardet pour réaliser une poétique photographique en recourant à cette pratique narrative, décriée par l’ignorance et les effets de mode, qui prend dans son œuvre une dimension onirique tout à fait originale. La série intitulée Le Ruban bleu relate ainsi une histoire née d’impressions photographiques.

Tout commence avec un instantané : une épitaphe dont le texte est partiellement caché par une gerbe de fleur maintenue par un ruban bleu. Comme dans un flash, le prénom de Lynda s’éclaire, sort de l’obscurité où le destin l’avait plongé pour hanter la vision d’une photographe. Les paysages du comté de Durham, calmes et verdoyants, débordent de leurs cadres naturels pour envahir la vie urbaine. Un gisant surgi des ondes étale son silence éternel au parvis de la cathédrale St Cuthbert, les colonnes et les pilastres de la nef se confondent avec les ramures et les frondaisons des arbres forestiers, l’écume des étangs bouillonne comme après l’immersion d’Ophélie et des pommes géantes jonchent le gazon des cottages. La photographie se permet de devenir extralucide et découvre la magie des rêves d’enfance pour livrer d’imaginaires hypothèses sur l’incompréhensible absence de Lynda.

Présente, absente, Lynda est une image par excellence.

Un portrait porte absence et présence, disait Pascal, désignant par là le statut ambivalent de la représentation artistique. C’est un tel portrait que réalise Dominique Lardet à partir de l’émotion ressentie devant un petit bout de ruban bleu qui devient le fil rouge de son exploration des falaises sculptées par la rivière Wear ou des étangs vaporeux près de la Tyne. Une approche de bout en bout photographique qui met le rêve en scène pour superposer au monde réel les forces vives de sa sensibilité.

Bernard Gille– Neuf secondes avec

Bernard GilleNeuf secondes avec…, Exposition Festival de Marrakech,octobre 2019

La série Neuf secondes avec… rassemble des portraits de personnes appartenant, d’une manière ou d’une autre, au monde de la photographie. Elle a été réalisée par Bernard Gille en 1983, lors des Rencontres Internationales de la Photographie dont il était cette année-là le coordinateur de production. Cette période correspond à une étape charnière dans la carrière du photographe car dès 1984, il élargit son champ de création avec la production audiovisuelle et particulièrement avec la vidéo. Le passage de l’image fixe à l’image animée explique peut-être, pour une part, le protocole de prise de vue inhabituel qu’il a utilisé pour ses portraits et qu’il convient de détailler.

Chaque personnage est représenté dans un diptyque composé par deux tableaux de format carré, rigoureusement identiques quant à leurs proportions : dans le panneau de gauche, neuf expressions du visage sont disposées en contiguïté, tandis que dans celui de droite, un seul visage est retenu, correspondant à ce que l’on entend généralement par « portrait ». Le sens de la lecture du diptyque, de gauche à droite, semble indiquer que l’image finale est la résultante des neuf autres qui la précèdent. Ce dispositif oppose et réunit à la fois la diversité et l’unité d’une personnalité en nous obligeant à considérer comme un tout une image multiple et une image fixe.

On peut s’interroger sur le choix, arbitraire ou pas, de ce nombre 9 qui a paru nécessaire au photographe pour embrasser chaque sujet dans ses compositions : en fallait-il plus ou moins, sachant que trop d’images éloignent de l’essentiel ou que trop peu amoindrissent la complexité d’un caractère ? Or, il se trouve que le choix de Bernard Gille rejoint la typologie de l’Ennéagramme de Georges Gurdjieff selon laquelle neuf motivations fondamentales seraient suffisante pour définir l’âme humaine. Certes, cette doctrine qui connut une certaine notoriété dans les années 70 n’a jamais convaincu les milieux scientifiques, mais sa ressemblance avec le dispositif de prise vue de la série précise l’intention du photographe de se situer dans une approche psychologique du portrait.

Plus qu’une recherche cinétique avec la photographie, ce qui hante cette série c’est bien plutôt la possibilité de livrer par l’image l’entièreté d’une psychè, ou sans vouloir jouer sur les mots, de faire de la photographie le miroir de la psychè. De fait, ces carrés de 9 déclinent des émotions diverses, des passions de l’âme pour reprendre un terme classique. Ainsi l’Ennéa-photo-gramme (si l’on peut oser ce néologisme) d’Agnès Varda expose, avec quelques décennies d’avance, un répertoire d’émojis vivants : elle paraît tour à tour pensive, dubitative, rêveuse, réservée, timide, amoureuse, satisfaite, coquine et honteuse. Le portrait final, yeux clos, un doigt sur la bouche en signe d’apaisement, montre un visage libre de toute émotion.

La répétition du protocole de prise de vue produit un effet de série, un jeu de lecture du multiple à l’un qui amène le spectateur à deviner des tempéraments différents. La comparaison qui se fait entre le portrait final et les neuf autres qui la précèdent permet alors d’établir un classement de personnalités. Lorsque l’écart est minime entre les deux panneaux du diptyque – c’est le cas, par exemple, pour Sarah Moon et Robert Delpire – on imagine que ces visages abritent un esprit posé, une individualité impassible. Lorsqu’au contraire le contraste est saisissant, on s’interroge sur la complexité du personnage : Lucien Clergue fait le clown dans la planche des neuf portraits, mais dans l’image unique il manifeste un regard grave, presque sidéré comme s’il était soudainement repris par l’univers tragique qui parcourt son œuvre.

On parle souvent de la complicité, voire de l’intimité, qui lie le portraitiste à ses modèles. Il semble que Bernard Gille laisse le champ libre aux portraiturés et qu’il n’attache d’importance qu’à la façon dont celui qui lui fait face assume sa pose. Cette attitude non directive lui a facilité l’avancée dans une recherche de la vérité de l’autre qui passe dans la mise en cadre des yeux. C’est pourquoi les regards de cette série sont extraordinaires : ils ont eu lieu dans d’infimes instants judicieusement choisis pour entrouvrir quelques portes au-delà des apparences.

l’oeil de la photographie

Arles – Nuridsany, Guibert, Caujolle : la naissance d’une critique ! Article paru dans l’œil de la Photographie, 1er juillet2019

Pendant 35 ans Robert Pujade dirigera les conférences et les débats lors des festivals. Il s’attache ici à raconter la naissance de la critique photographique française à travers Michel Nuridsany, Hervé Guibert et Christian Caujolle.

Lorsqu’en 1980, le directeur des Rencontres Internationales de la Photographie me

demanda d’assurer les débats quotidiens entre les photographes invités et le public du

festival, je ne me doutais pas que cette aventure durerait 35 ans, ni qu’elle déciderait de

mon avenir d’écrivain et de chercheur. Au fil des ans, j’ai préparé des photographes parmi

les plus célèbres de la planète à supporter cette épreuve d’une confrontation avec un public

pas toujours commode dont je tentais d’apaiser les réactions parfois contrastées. C’est dans

ce contexte que j’ai rencontré dès le début de mon activité, Christian Caujolle et Hervé

Guibert, respectivement critiques à Libération et au Monde. J’étais fasciné par leur

apparente facilité à écrire au quotidien des textes pertinents à propos des photographes ;

par opposition à ma lenteur de chercheur universitaire. Je voulais comprendre comment ils

trouvaient leurs sources d’inspiration et quels étaient leurs ressources documentaires. Je

dois à Christian Caujolle de m’avoir consacré beaucoup de son temps pour aborder ces

questions avec moi et permis d’accéder aux archives des journaux. Il s’en est suivi une thèse

de doctorat de plus de mille pages, La Naissance de la critique photographique en France entre

1970 et 1985.

Les quelques lignes qui suivent n’en sont pas un résumé, mais une réécriture très succincte

du chapitre consacré à la mise en place des rubriques photographiques du Figaro, du

Monde et de Libération, un hommage à ces journalistes écrivains qui ont contribués au

formidable essor de la photographie, dans une période où sa créativité était méconnue du

grand publicÀ partir de 1971 dans Le Figaro, de 1977 dans Le Monde et de 1978 dans

Libération, une rubrique critique, concernant l’actualité de la production photographique, va

se mettre en place de façon régulière. Cette rubrique sera tenue par le même rédacteur,

c’est-à-dire, respectivement pour chacun des quotidiens cités, par Michel Nuridsany, par

Hervé Guibert et par Christian Caujolle.

Deux observations conduisent à considérer la création de ces rubriques comme un

événement d’importance dans l’histoire de la photographie :

– Dans la forme qu’elles prennent, tout d’abord, ces rubriques critiques sont sans précédent

dans la presse quotidienne nationale. Si des articles avaient pu être consacrés

occasionnellement à des expositions ou à des événements majeurs de l’actualité

photographique, celle-ci n’avait jamais fait l’objet d’une information régulière et spécialisée à

l’attention des lecteurs de quotidiens nationaux. La création photographique devient, à

partir du développement de ces critiques quasi quotidiennes, l’objet d’une information

suivie.

– D’autre part, la durée même pendant laquelle les critiques photographiques vont conduire

leur rubrique naissante constitue un phénomène remarquable : ces premiers rédacteurs

resteront en effet responsables de leur rubrique, au moins jusqu’en 1985,[1] développant

ainsi, à côté de la recherche théorique sur la photographie ou de la presse spécialisée, un

discours personnel sur la contemporanéité de la photographie et sur sa valeur esthétique.

Que la photographie apparaisse comme un sujet original dans ces quotidiens, cela ne

s’entend pas seulement de la nouveauté des rubriques crées à son intention. Cette

originalité tient aussi au fait qu’entre 1970 et 1980 en France, la photographie n’est pas

encore reconnue comme un mode d’expression culturel à l’égal de ceux qui sont suivis et

promus par une critique à la fois active et traditionnelle. Non seulement les institutions

culturelles, comme les galeries ou les musées, mais encore la recherche théorique,

historique ou esthétique, manifestent peu d’intérêt pour la photographie.

Mais plus encore que la rubrique, qui pourrait ne correspondre qu’à une mise en ordre des

feuillets culturels d’un quotidien, l’intervention d’un rédacteur spécialisé est le signe que la

photographie est perçue comme un objet culturel distinct, doté d’une vie propre, appelé à

se développer à l’occasion des événements nécessitant une attention et une compétence

spécifiques. Ainsi, cette critique journalistique naissante constitue, dans un contexte

historique où la photographie n’est pas encore pensée, une détermination particulière de

cette image mal connue.

Ces trois caractéristiques – le sujet, la rubrique régulière et le rédacteur spécialisé – que

développent Le Figaro, Le Monde, et Libération réalisent bien la naissance d’une forme

particulière de discours sur la photographie. Naissance plutôt que commencement, car si

l’on a commencé d’écrire sur la photographie, dans les journaux ou ailleurs, bien avant cette

période, les propos tenus alors ne s’inscrivaient pas dans ce dispositif.

Mise en place des premières rubriques

Il revient à Michel Nuridsany d’avoir joué un rôle de pionnier dans la critique journalistique,

rôle d’autant plus difficile que la photographie n’était pas du tout reconnue auprès du grand

public auquel il s’adressait. Il aborde cette mission dans contexte plus défavorable que celui

que connurent Hervé Guibert et Christian Caujolle. Il fallait faire sortir la photographie de

l’oubli où elle était tenue depuis près de quarante ans, convaincre et instruire sur un sujet a

priori inintéressant pour les lecteurs des grands quotidiens nationaux. Au cours des années

1977 et 1978, lorsque Hervé Guibert et Christian Caujolle inaugurent la même entreprise

dans leur quotidien respectif, la photographie est déjà établie dans des structures qui la

représentent et est devenue, par là même, plus digne de constituer un élément

d’information périodique.

Quoiqu’il en soit, dans chacun des cas, le développement initial de ces activités critiques

dans les quotidiens constitue un enjeu d’un double point de vue :

– d’une part, l’information journalistique sur la photographie est-elle suffisamment

abondante et attrayante pour développer une chronique régulière dans un, puis trois

quotidiens nationaux ?

– d’autre part, cette entreprise a-t-elle un sens par rapport aux lecteurs qui la découvrent et

peut-elle en changer les pratiques culturelles ?

Cette double préoccupation a paru dominante dans la mise en place de chacune de ces

rubriques critiques dont l’analyse devrait mettre à jour le statut de critique que s’octroie

chacun des titulaires de ces rubriques, la place de chacun dans l’emplacement institutionnel

où il écrit et les critères de pertinence qu’il déploie au recueil de l’information.

Les débuts de Michel Nuridsany (1969-1973).

Les deux premières années pendant lesquelles Michel Nuridsany prend la plume au Figaro

sont en apparence exclusivement réservées à des informations sur les nouveautés

technologiques ou à des conseils pratiques et techniques pour bien réussir ses

photographies dans des circonstances particulières. Durant cette période la place accordée

à ces articles dans le quotidien est significative : les textes sont insérés soit dans les pages

intitulées “Tourisme et Loisirs”, soit dans les pages météo. Presque rien ne distingue alors

ces écrits de ceux que l’on peut lire à la même époque dans le magazine “Photo”, si ce n’est

un détail qui a symboliquement son importance : Michel Nuridsany signe ses articles. [2]

A partir de 1971, la rubrique du Figaro prend de l’importance et l’on voit poindre une

critique photographique autonome se libérant progressivement, dans le champ de l’écriture,

de l’horizon technique que Michel Nuridsany s’était fixé jusque-là. De fait, si l’on met de côté

les six articles qui constituent encore cette année-là un propos uniquement technique, il

reste que l’ensemble des articles développe quatre orientations nouvelles qui confèrent à la

critique photographique ses conditions de possibilité et d’existence. Ces quatre orientations

sont les suivantes :

a) une prise de position engagée pour la photographie et une opposition à l’art

contemporain. Par exemple, l’article du Figaro du 5 mai 1971 intitulé Les meilleures

photographies de reporters de Paris-Match, est l’occasion d’établir une différence spécifique

et qualitative entre la photographie et l’art contemporain : Alors que l’art contemporain, dans

son ensemble, tend à se couper de la vie, se sclérose et se perd en recherches formelles, ces

photographes, humblement, mais avec force, nous montrent dans toute sa crudité, la vie… c’est

la comédie humaine que ces reporters nous donnent à voir.

b) la recension d’événements importants.

Dix-huit articles sont consacrés à des manifestations en 1971 contre huit seulement à

l’actualité technique. La recension d’événements relativement importants pour la

photographie, représente une date historique selon le critique du Figaro : L’année 71

marquera-t-elle une date dans l’histoire de la photographie en France ? La création de multiples

galeries de photographies à Paris, un engagement de plus en plus net du public pour ces

manifestations nous inclinent à le penser. La publication de cet ouvrage[3] qui permet d’espérer

dans l’édition la même évolution, nous confirme dans cette impression. (Le Figaro, 21/12/1971)

Le début de la critique de Michel Nuridsany coïncide donc avec les premiers signes d’un

essor culturel nouveau en faveur de la photographie.

c) la découverte de personnalités d’exception dans le milieu des photographes.

La nécessité de promouvoir la photographie à l’égal de l’art amène Michel Nuridsany à

instituer des génies. Son engouement personnel pour l’oeuvre de David Hamilton l’amène à

construire un article où le nom du photographe jouxte celui des plus grands en matière de

littérature et d’histoire de l’art. Déjà l’article s’intitule “À l’ombre des jeunes filles en fleur “ et

commence par une effusion lyrique d’ordre général sur le corps alangui des jeunes filles qui

font inévitablement penser à Nabokov et à… Hamilton. (Le Figaro, 02/09/1971)

L’autre “phare” de la création photographique est Ernst Haas, auteur d’un livre, La Création.

La virtuosité du photographe, un des plus grands du moment est assortie des superlatifs

qu’elle suscite (“beauté stupéfiante”, “lyrisme d’une force inouïe”, etc.) et l’ensemble de cet

éloge à la Création se termine par une phrase composée de deux comparatifs : “Comme

Michel-Ange, comme Haydn “. (Le Figaro, 21/12/1971)

Cette entreprise de promotion de génies de la photographie reste solidaire du combat pour

la défense de la photographie qui est méconnue dans sa dimension créative et qui, pour

cette raison, justifie qu’une rubrique journalistique la fasse sortir de l’oubli.

d) la recension d’expositions présentant des intérêts différents.

Les trois premières orientations de cette critique naissante lui ayant assuré des fondements

possibles, il reste alors à assurer la recension des manifestations photographiques de façon

régulière. Mais dans cette jeune critique, une caractéristique singulière apparaît comme une

esquive pour répondre à la difficulté de trouver un langage adapté à la critique

photographique. L’appréciation positive des oeuvres use d’un subterfuge qui consiste en

une dérive comparative : la photographie, même mal connue, est l’égale d’autres arts

reconnus dont on pourra parler plus aisément que d’elle-même.

Ainsi, l’article sur Francisque Hidalgo commence et se termine par l’affirmation : Francisque

Hidalgo est un photographe impressionniste (Le Figaro, 24/11/1971), David Bailey est comparé

à Antonioni (Le Figaro, 21/06/1971), Lee Friedlander assure la “synthèse entre l’art abstrait et

l’art figuratif”(idem). Ce parler critique comporte un double enjeu : d’une part, il poursuit la

mission de défense de la photographie en la plaçant, au cours des recensions diverses, sur

le même plan que les autres arts ou que la littérature. D’autre part, il faut accréditer aussi

cette critique elle-même qui n’existe nulle part ailleurs, et la situer pour cela sur le même

plan que celles qui ont droit à des rubriques.

On voit donc à présent comment les quatre orientations prises par Michel Nuridsany lors de

ce début des activités critiques, s’inscrivent à l’intérieur d’une stratégie cohérente où sont

liées l’un à l’autre l’essor de la photographie en France et la naissance d’une critique la

concernant. Le problème du rapport de la photographie à l’art devient le problème essentiel

de cette critique, puisqu’il en justifie la dimension de combat, en même temps qu’il confère

à la mission du critique un rôle à proprement parler politique, puisqu’en incitant le public à

considérer la photographie comme parente des plus grandes oeuvres de l’art, il peut

espérer modifier des pratiques culturelles, économiques et sociales.

L’intervention d’Hervé Guibert (1977-1985).

La photographie est présente dans les colonnes du Monde avant 1977, tout d’abord par des

articles signés Roger Bellone qui ne concernent que la technique photographique et qui

paraissent à l’occasion, sans constituer une rubrique à fréquence fixe. Par ailleurs, si Le

Monde publie des articles sur des événements ou des manifestations importantes

concernant la photographie, cela n’est jamais le fait d’un critique spécialisé, ni d’une

rubrique particulière dans la page des arts et spectacles[4].

Afin de saisir l’originalité de l’installation de cette critique dans Le Monde, il est intéressant de

se référer à une biographie rapide d’Hervé Guibert[5] rédigée par Agathe Gaillard et publiée

par la ville de Nîmes, à l’occasion de la “Rétrospective Hervé Guibert” qui eût lieu dans cette

ville du 8 Juillet au 15 août 1992 : “En 1977, après avoir fait des critiques de cinéma pour

plusieurs revues, il entre au journal “Le Monde”, où on lui confie la critique photographique. C’est

le début de la grande expansion de la photographie et il fait partie de cette génération de jeunes

critiques qui découvrent la photographie en même temps que le public. Ignorant aussi bien de

l’histoire de la photo que de sa pratique, plus facilement proche des jeunes artistes que des

grands maîtres qui l’intimident, il est semblable au public, mais un public idéal, sensible,

intelligent, assidu et comme lui, souvent séduit, jamais gagné…

Ce détail biographique, émanant d’une personne proche d’Hervé Guibert, tend à établir que

la compétence de départ du critique consiste davantage à avoir su se fondre dans le regard

du public, à jouer le rôle d’un “public idéal”, plutôt que d’avoir montré des connaissances

pratiques ou théoriques, et plus particulièrement des connaissances en histoire de la

photographie. Mais ce qui est surprenant, c’est la rapidité avec laquelle la rubrique critique

va connaître une importante fréquence : vingt-neuf articles entre le 22 septembre et le mois

de décembre 1977.

a) La recension critique.

Sitôt qu’il entreprend la rubrique photographique, Hervé Guibert en propose assez vite une

planification. Dès le mois d’octobre, en effet, en plus des articles conséquents et développés

sur une exposition particulière, il tâche de mettre en place une sorte de calendrier des

expositions ou des parutions : des articles plus réduits sont alors groupés en une colonne

qui prend d’abord le nom de “Notes Photos”, puis celui de : “Le jour de la photo”.

Sa première prestation relative à la photographie, le 22 septembre, le conduit à écrire sur

une exposition de photographes américains , et sur un livre de Bill Brandt [6].

Dans le premier article, Hervé Guibert laisse parler le décalage qui existe entre les images

de l’Amérique qu’avaient “incrusté dans nos têtes les grandes épopées du cinéma américain “ et

l’esthétique du désespoir “ que manifestent les images des douze photographes exposés.

L’angle sous lequel il aborde ces grands photographes (William Eggleston, Clarence J.

Laughlin, Ralph E. Meatyard, Jerry Uelsman, Eduardo del Valle [7]) est tout à fait singulier : il

interroge les photographies sur ce qu’elles ne montrent pas (les hommes, la vie) et c’est son

expérience qu’il invoque contre celle des photographes pour dire : “Mais ce monde-là est

faux”. La recension de l’exposition est donc la transcription d’une expérience, celle de la

confrontation entre son imaginaire et les objets photographiés, et rien n’est dit sur la qualité

des images, leur composition ou leur technique, ni sur les photographes.

On pourrait interpréter, sans doute, dans cette façon d’interroger les photographies à partir

de ce qu’elles représentent, comme l’expression d’une certaine naïveté, le fait d’un homme

qui découvre vraiment la photographie pour la première fois. Cette façon de voir serait en

accord avec les témoignages selon lesquels il ne connaissait rien à l’histoire de la

photographie et à sa pratique. Mais cela ne correspondrait pas, d’une part au sérieux

constant de son travail critique, et d’autre part à la permanence de cette attitude de

découverte, à cette manière de rapporter l’événement, en mettant en présence sa propre

sensibilité et celle des photographes, après avoir dégagé le climat d’une oeuvre [8].

Les premiers écrits sur la photographie donnent la tonalité générale de ce qui fera

l’originalité de cette critique photographique : la photographie est d’abord pour lui un prétexte,

c’est-à-dire une prédisposition à l’écriture qui ne trouvera son plein accomplissement

que si les objets qu’elle montre retentissent sur celui qui la regarde. Cette relation duelle

que va instituer Hervé Guibert entre les photographes et lui-même impose les règles du jeu

de la critique, qui se mettent en place dès l’année 1977.

b) Le rapport aux photographes.

On chercherait en vain, dans cette année 1977, des superlatifs encensant tel ou tel

photographe. La photographie n’est pas abordée par référence à ses grands hommes [9], ou

par sa structure, mais par ses “effets”[10] à partir des objets qu’elle crée.

Sur la biographie même des photographes, Hervé Guibert reste discret, comme si cette

contrainte technique d’information venait perturber son élan d’écriture. On pourra

remarquer à quel point les éléments biographiques de Bill Brandt sont instillés à petite dose

dans le cours des descriptions que permettent ses images. En revanche, le dernier grand

article de cette année, consacré au groupe F/64, est l’occasion d’un essai biographique

intime sur Immogen Cunningham et de précisions rapides sur Edward Weston et Ansel

Adams.

On ne voit pas non plus de critiques négatives franches. Rien de vraiment négatif n’est écrit

sur les photographes américains ou sur leurs images lors du premier article de1977 : le

propos porte sur le contenu de ce qui est représenté. En fait, si le jugement de valeur ne

s’impose pas nécessairement, c’est parce que dans l’attitude critique, la rencontre avec

l’autre prime sur les images qui en sont le prétexte. Dans l’article sur Jan Saudek, Hervé

Guibert invoque la psychanalyse pour une lecture des photos qui permettrait, sans doute,

d’aller plus loin que là où il est lui-même porté par le spectacle : “Il élabore lui-même ses

images, un peu comme on compose un fantasme… Ses photos sont avant tout des idées de

photos. Il met en scène ces idées qui semblent s’imposer à lui avec l’évidence du rêve, de

l’obsession.” Si la photographie permet de remonter ainsi jusqu’à la mentalité de celui qui la

crée, la critique devient alors une confrontation de personnalités.

Cette idée sur l’origine mentale ou fantasmatique des photographies fera son chemin chez

Hervé Guibert, puisque dans son essai L’image Fantôme [11], il écrira trois textes qu’il intitulera

Fantasme de photographie“. Ces textes effectuent le chemin inverse que celui emprunté

dans l’article réservé à Jan Saudek; ils vont du fantasme exprimé à l’image possible et

développent des idées de photographies qui se soutiennent déjà par elles-mêmes,

puisqu’elles peuvent trouver corps dans l’écriture.

Ce va et vient, entre la pensée qui s’écrit et l’image qui se fait, situe les conditions de

possibilités d’un lieu commun entre le texte et l’image et d’une rencontre entre le critique et

le photographe.

c) Les effets de la photographie.

Mais de cette rencontre, précisément, va naître soit un terrain d’entente ou d’harmonie qui

permettra à la plume du critique de s’inspirer des objets conservés par le photographe,

soit un rapport de force dans lequel le critique sera trop (ou trop peu) affecté par les

images.

Les photographies de Diane Arbus donnent lieu à un commentaire rapide parce qu’elles font

mal. Elles font trop d’effets, on ne s’y reconnaît plus entre le normal et l’anormal, mots qu’on met

généralement entre guillemets, par décence. (Le Monde, 11/09/1977). Les photographies de

Berlin Ouest par Gabriele et Helmut Nothelfer font naître au contraire un long commentaire

à cause de leur apparente austérité qui cache autre chose : L’air de rien, elles font peur.

L’insignifiance ne tarde pas à devenir menaçante (20/10/1977)

Ces effets par trop impressionnants montrent que le critique débutant attend quelque

chose de la photographie qui ne trouve sa formulation que dans les termes de simplicité

propos d’André Martin ou de Bill Brandt), de norme (à propos de Guy Le Querrec), ou de

banalité (à propos de Denis Gheerbrant). Ces termes qualifient non seulement des “effets”

de la photographie, mais ils désignent aussi des indices de résonance entre les

photographies et l’écriture critique, et ils situent les relations harmonieuses qui peuvent

naître au sein du couple de personnalités en présence dans le vis-à-vis critique.

L’approche de la photographie par les effets qu’elle dégage, engendre, dans sa version

positive, la solution médiane et l’atmosphère de bonne entente qui permettent au critique

de se retrouver lui-même dans les images qu’il promeut. À l’horizon des photographies qui

se situent ainsi dans le milieu où les effets de l’image rejoignent les attentes du spectateur,

un texte est à naître parce que deux imaginaires communiquent. La critique devient alors

l’espace d’un échange entre l’image et le texte.

d) Le parti pris de la vie contre l’art

Hervé Guibert situe le principe d’un accord possible entre la vision photographique et

l’écriture qui en rend compte dans ce qu’il appelle la vie. Cette notion de vie est

explicitement évoquée à de nombreuses reprises dans les textes de 1977 et elle constitue

l’un des termes les plus récurrents dans l’ensemble de ses critiques, au point même de

constituer une critère d’appréciation des photographies.

Deux critiques publiées le même jour [IV] sont organisées autour de cette notion.

Dans “L’esthétique du sordide”, consacré à Jan Saudek, c’est à partir de la vie que l’article est

introduit : “Yan Saudek,(sic) n’est pas quelqu’un qui se promène à travers la vie en attendant

d’être sidéré par une image…”, et conclut : Il ne parle de la vie qu’indirectement, par

représentations et par symboles (Le Monde, 13/10/1977)

Dans “La banalité surprise“, consacrée à Guy Le Querrec, il est dit que “ son travail n’est

jamais dissocié de la vie…”, puis après une première description de reportages : “Le Querrec

donne une vision plutôt bonhomme de la vie”. Par la suite, après avoir évoqué les images de la

quotidienneté “assez terrifiante” des Français en vacances, Hervé Guibert écrit : On n’a pas

envie de rire, on se reconnaît, on se dit : la vie c’est bien ça, et après, on serait malhonnête de se

dire que c’est l’horreur… (Le Monde, 13/10/1977)

Cette remarque de conclusion est importante, car elle éclaire quelque peu cette notion de

vie qui apparaît comme un concept opératoire dans tout le travail critique, mais sans jamais

être théoriquement définie. (Il faut reconnaître que la définition théorique de cette notion

est infiniment problématique.)

Dès le début de son intervention au Monde, Hervé Guibert institue une forme littéraire de

critique photographique en préservant, dans l’écriture critique sa personnalité d’écrivain-spectateur

qu’il confronte au regard des photographes. L’ensemble des textes de ce départ

de 1977 supporte déjà le propos rétrospectif qu’Agathe Gaillard portait sur l’ensemble de

son oeuvre critique : Il ne se place ni en juge, ni en professeur, mais donne une réponse, injuste

quelquefois, mais réelle. Il ne milite pas, reste réservé et indépendant, mais il voit.

L’arrivée de Christian Caujolle.

En novembre 1978, quand Christian Caujolle commença son travail de critique, la

photographie ne connaissait pas de rubrique régulière à Libération. La relation

d’événements importants était assurée par des journalistes affectés à d’autres spécialités,

comme Bernard Dufour qui écrivait sur la peinture. Il aura fallu un changement de politique

éditoriale du journal, en 1978, avec une franche orientation du côté de l’information

photographique, pour qu’une spécialité journalistique apparaisse nécessaire en ce domaine

et que se découvre une place vacante.

Dès le début de l’année 1979, Christian Caujolle va donner à sa rubrique critique son aspect

original et régulier. En plus des articles consacrés exclusivement à une manifestation, un

feuillet hebdomadaire intitulé “Photo-hebdo” qui constitue un véritable guide des

expositions photographiques. L’originalité de cette page hebdomadaire n’est pas seulement

de signaler les expositions visibles à Paris, mais de tenir les lecteurs au courant de ce qui se

passe en province. Chaque semaine est introduite par une note d’ambiance sur l’état

présent de la création photographique et se conclue souvent par une note d’humeur. Par

ailleurs, toutes les expositions proposées sont assorties d’un commentaire succinct sur

l’essentiel de leur contenu, ce qui fournit l’occasion à Christian Caujolle de produire des

variations d’écriture sur les manifestations qui se maintiennent plusieurs semaines durant.

En ce qui concerne les articles de fond, centrés sur un événement, ils portent aussi bien sur

des photographes confirmés (William Klein, Édouard Boubat, Bruce Davidson, etc.), que sur

des rétrospectives d’anthologie (Eugène Atget, les Seeberger ou les Reutlinger) ou sur des

événements de moindre importance.

La rubrique s’organise donc autour d’un double rythme d’écriture et de compte-rendu qui

lui confère une dimension authentiquement journalistique : le guide hebdomadaire,

abondamment fourni, prête à la photographie une place aussi importante que celle allouée

dans le journal aux autres manifestations des arts et des spectacles. Il fait le point sur les

doutes et les espoirs que la photographie connaît au quotidien. Les articles isolés qui

approfondissent les annonces rapidement commentées du guide tendent à instaurer

auprès du public une connaissance du monde des photographes. Pour y parvenir, Christian

Caujolle va au-delà de la recension simple des manifestations photographiques. Il a recours

à la technique d’entretien, à la présentation d’auteur, à la biographie, au récit personnalisé

qui permet une introduction plus intime dans le milieu des photographes, ou à la rêverie

poétique avec les photographies.

En fait, ce double mouvement dans l’écriture critique correspond à la fois au souci

d’information propre au journalisme, mais aussi à l’idée que le critique se fait d’une histoire

de la photographie qui reste à écrire et qu’il exprimera un peu plus tard : Deux histoires de la

photographie sont possibles. Celle qui se veut globalisante et celle qui aimerait friser les doutes

quotidiens de la photographie (Libération, 22/06/1983). Le dispositif mis en place au cours de

l’année 1979 est cohérent avec ces deux histoires possibles, et il dégage trois

caractéristiques que l’on retrouvera tout au long du travail critique.

a) Une critique élargie.

Le premier aspect de cette critique naissante, c’est qu’elle vise à rendre compte du plus grand nombre de manifestations possible. C’est la mission que remplit “Photo-hebdo” : rendre compte le plus largement possible des événements de Paris et de province. Christian Caujolle n’hésite pas à souligner, en introduction à certaines de ses rubriques la performance que représente sa détermination à faire le tour des expositions. Ainsi, le 2 mai, il écrit sous le titre Des expos, toujours des expos : Faire la tournée des galeries qui exposent actuellement de la photographie se révèle un exercice de plus épuisant (sic). Il y en a partout et dans certaines galeries, le rythme est tellement rapide qu’on n’a presque pas le temps de regarder que tout est déjà décroché et remplacé par la nouvelle « expo du mois ». Ça amène forcément à voir autant de travail de photoclub que d’expositions construites et justifiées.

Cette remarque apparemment anodine, qui ressemble à tant d’autres écrites lors des “Photo-hebdo” de cette année 1979 [12], montre de quelle manière il effectue son travail : visiter tout ce qui se présente et rendre compte des choses qu’il faut voir.

Le travail critique consiste donc d’abord en une sélection de l’information qui s’effectue par élimination des productions d’amateurs, représentées à cette période par les activités de photo-clubs qui apparaissent tout au long des critiques comme le comble du mauvais goût.

Mais cette sélection n’a pas pour effet de promouvoir simplement le bon goût reconnu par l’actualité officielle de la photographie. La critique doit aussi faire connaître des initiatives inaperçues qui apportent une contribution méritoire à la création et à la recherche photographiques. C’est le cas de la présentation des éditions “Phot’oeil” qui donne l’occasion du premier article de l’année, ou du livre L’ami Pierre[13], réalisé par Jean-Philippe Jourdrin : c’est par leur annonce commentée dans le journal que ces deux initiatives parviennent à la connaissance du public. De la même façon, le “Photo-hebdo” du 17 Avril signalera la publication d’un livre algérien El Djazaïr qui trouve sa place dans la rubrique, compte tenu des difficultés de l’édition algérienne. Enfin, dans le contexte de cette critique élargie, la rubrique Photo-hebdo révèle des talents qui se confirmeront plus tard : Bernard Faucon[14] et Jean-Claude Larrieu, par exemple.

Cette première caractéristique de la critique de Christian Caujolle semble montrer son attachement à une photographie vivante, en recherche, et libérée d’une quête de la grande photographie ou des génies qui la constitueraient. Christian Caujolle apporte à cette critique, par ses moyens d’investigations, la dimension du journalisme professionnel qui lui manquait.

b) Une critique journalistique.

La deuxième caractéristique de cette critique, c’est sa parfaite intégration au journal Libération. Les variations de tons empruntées par Christian Caujolle donnent à sa chronique le côté vivant d’un feuilleton. On pourrait citer à cet égard, les comptes rendus des Rencontres d’Arles qui d’année en année, sont présentés comme un feuilleton à épisodes, où le critique est tour à tour violent, moqueur, admiratif et toujours très personnellement impliqué dans la restitution qu’il fait de l’événement. Pour l’année 1979, une présentation du programme est proposée sous la forme d’un récit de fiction où un visiteur des Rencontres serait accueilli par les grands photographes et profiterait de ces Rencontres dans des conditions idéales.

La rubrique épouse peu à peu la tonalité générale du journal connu pour ses titres en forme de calembours et pour son langage libéré. Pour les titres des articles, l’année 1979 donne l’impression que le jeune critique, tout rempli du sérieux de sa nouvelle charge, se contient quelque peu. En ce qui concerne le langage utilisé, Christian Caujolle manie, au gré des circonstances, différents niveaux de langue. La plupart des articles sont écrits en langage courant, sans préciosité, ni recherche de formule. Mais il emploie à l’occasion un langage populaire ; cela peut être par effet de mimétisme avec le sujet traité : “Des p’tits mecs à Berlin”, par exemple, ou bien dans l’article consacré au photographe William Klein qui, ayant été explicitement défini comme photographe de la rue, autorise alors le langage de la rue : “Il fait ce qu’il aime, il emmerde tout le monde… et, dans tout le petit monde de la photo, ça hurle que c’est vraiment de la merde…(23/02/1979) À d’autres endroits, ce langage populaire est destiné à manifester sa mauvaise humeur. C’est la galerie de l’espace Canon qui subit les affres des colères les plus vertement exprimées : On n’en parlera plus parce que c’est à dégueuler : “Au-delà”, à la galerie Canon /…/Cette vitrine marchande /…/ se fout une fois de plus de notre gueule… (22/05/1979)

Mais on peut remarquer que ce langage de la mauvaise humeur, qui n’explique ni ne décrit rien, est cependant l’indicateur d’un seuil critique : celui où, justement, l’écriture critique se trouve placée en face d’un inqualifiable. Le niveau de langue utilisé n’est donc pas seulement un subterfuge destiné à rendre la rubrique plus lisible ou plus vivante, mais la marque, dans certains cas, de la frontière entre ce qui relève de la critique et ce qui n’en constitue pas l’objet : “ …une saison épuisante s’annonce, proche de l’inflation photographique avec son lot habituel de bonnes surprises et de dégueulis (10/09/1979)

Cette démarcation qui sépare le photographique en tant que tel de la simple illustration, s’inscrit déjà dans l’aspect didactique de cette rubrique.

c) Une rubrique didactique.

L’arrivée de Christian Caujolle est concomitante à une véritable explosion des manifestations photographiques, particulièrement dans la région parisienne qui connaîtra dès l’année suivante, en 1980, son Mois de la Photographie.

Son activité initiale est donc liée à l’urgente nécessité de faire le tri, en une période où la photographie se découvre comme un phénomène total, c’est-à-dire non seulement esthétique, mais historique, technique, scientifique et économique. Il devient donc urgent d’instruire le public sur les seules manifestations construites représentant le travail des photographes dans des conditions dignes du sérieux de leur entreprise. D’où l’importance que revêt, dès 1979, la chasse à l’amateurisme : elle ne porte pas seulement sur une esthétique du goût contre les photo clubs, mais sur toutes les conditions d’exposition et de présentation des photographies.

C’est ce qui rend exemplaire la critique polémique des Rencontres d’Arles, dès cette année :

Christian Caujolle explique très clairement qu’une manifestation qui veut représenter la photographie de façon internationale ne peut pas se permettre de bricoler pour la présentation d’images d’auteurs. “Ce qui était hier un sympathique amateurisme, devient aujourd’hui un insupportable manque de sérieux… Il faudrait penser le spectacle comme une mise en représentation sévère d’images incontestables”[15].

Il ne s’agit plus, comme pour Michel Nuridsany, de faire connaître l’existence de la photographie comme un art à part entière[16] , ou même de faire découvrir la photographie,comme le faisait Hervé Guibert dont la plume retranscrivait le regard d’un “public idéal”,pour reprendre l’expression d’Agathe Gaillard. Il s’agit d’installer une connaissance de la photographie, de ses oeuvres et de ses auteurs.

Telle sera la tâche de cette nouvelle critique essentiellement axée sur l’information, et moins fournie que d’autres en jugements de valeur. Elle sera, en effet, moins formulée en termes de bonnes ou de mauvaises photographies, – ce qui risquerait de renvoyer à nouveau aux questions de l’amateurisme ou à la dénaturation de la photographie par les marchands américains[17], mais en termes d’analyse et de fréquentation du monde des photographes.

Et pour parfaire cette connaissance de la photographie comme phénomène total, la critique aura pour fonction non seulement d’apporter une contribution à l’histoire des photographes, mais encore de détecter dans l’essor de la technique photographique, les éléments pouvant permettre une meilleure compréhension des enjeux qu’elle constitue dans le système économique et social.

Cette attitude didactique, qui relève aussi d’une défense de la photographie, ne tient pas

seulement à la culture personnalisée du critique. Elle semble s’imposer en raison du développement considérable des manifestations photographiques à partir de 1979.

Avec l’arrivée de Christian Caujolle, la photographie est parvenue à son âge adulte : c’est cette prise de conscience que révèle sa première année de critique à Libération, et c’est le respect de cette majorité que le critique s’évertuera à protéger.

[1] C’est à la fin de l’année 1985 qu’Hervé Guibert et Christian Caujolle arrêteront leur activité critique dans leur quotidien respectif. Il n’en ira pas tout à fait de même pour Michel Nuridsany qui commence à se désintéresser de la critique photographique à partir de 1980.

[2] Signe du peu de prestige que revêt la fonction d’écrire sur la photographie, les articles techniques de “Photo” ne sont jamais signés jusque dans les années 80 : il en va quasiment de même pour les présentations de portfolios dans le même magazine. Pendant la même période, la revue “ZOOM”, plus largement consacrée à l’image, fait quelquefois précéder la revue d’un portfolio d’un texte court de présentation agrémenté d’une signature prestigieuse.

[3] Il s’agit de La Création de Ernst Haas, Le Chêne, 1971.

[4] Pour une analyse exhaustive des textes concernant la photographie dans Le Monde précédant les premiers textes d’Hervé Guibert, Cf. Robert PUJADE, Naissance de la Critique photographique, ch. I, 2, B.

[5] Rétrospective réalisée avec le concours des Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles.

[6] Le Monde, du 22-09-1977 : Ombres et Lumière, éd. du Chêne, 1977.

[7] Les seuls noms qu’il cite sur les douze photographes exposés.

[8] Dans un de ses derniers articles du Monde, Hervé Guibert thématisera la notion d’”atmosphère” comme une puissance vocative interne à l’image et dirigée vers l’imaginaire du spectateur. (M. du 14-11-1985)

[9] Quand Brassaï est cité, par exemple, à propos de Bill Brandt (M. du 22-09-1977), ce n’est pas pour avancer un modèle de photographe, mais pour évoquer une atmosphère, et le nom du grand photographe fait alors partie du matériel descriptif du texte d’Hervé Guibert.

[10] Le terme d’”effet” est parfois employé par Hervé Guibert dans le sens fort d’une emprise du spectateur par le pouvoir de l’image. (cf. à propos de Diane Arbus, Le Monde du 9-11-1977).

[11] L’Image Fantôme, Minuit, 1981, pp.31, 87 et 127.

[12] Sur le même constat d’une inflation des expositions de photographie cette année-là, cf. L. des 8-05, 19-06, 10-09, 18-09, 02-10, 09-10, 06-11 et 27-11- 1979. Dans ce dernier article daté du 4 décembre, on peut lire : “Y aurait-il une mode de la photographie ?… L’amateurisme et les approximations grossières qui entourent certaines de ces promotions tapageuses pourraient bien faire fuir ceux qui commencent réellement à s’intéresser à la chose.”

[13] L. du 3-04-1979. Jean-Philippe JOURDRIN, L’ami Pierre, Paris, Duculot, 1979.

[14] L. des 17-04, 3-05, 8-05 et 22-05-1979. Sur les conséquences de cette critique élargie et révélatrice qui ne se limite pas à la simple production d’un article, le témoignage de Christian Caujolle est éclairant: “J’ai pu aussi faire partager mes coups de coeur. Pour Bernard Faucon et Jean-Claude Larrieu, entre autres… que Agathe a accueillis et montrés alors que personne ne s’intéressait vraiment à eux.” in Souvenir d’Agathland, op. cit., p 10.

[15] Cet article résume à lui seul la plupart des polémiques qui surviendront au cours des années suivantes à propos des Rencontres : il porte sur “les dimensions de l’amateurisme”. L. du 25-07-1979.

[16] On peut même dire que cette question apparaît dans la critique de Christian Caujolle comme un “obstacle épistémologique“, au sens où l’entendait le philosophe Bachelard, à la connaissance de la photographie. cf. par exemple L. des 27-11 et 11-12-1979.

[17] Contre les confusions sur les valeurs (économiques et esthétiques) de la photographie,cf. L. du 25-07-1979 où Arles apparaît menacée par l’intrusion des marchands, et L. du 9-10-1979 où Christian Caujolle se déchaîne contre la galerie Zabriskie qui vend des “vintagesprints”.

Dominique Willdermann– Série AnnA et Nobody knows

Dominique WilldermannSérie AnnA et Nobody knows, L’Œil de la Photographie, 31janvier 2019

Dans les séries photographiques intitulées respectivement Anna et Nobody knows, Dominique Wildermann propose deux voies d’approche singulières du portrait. La première reconstitue le quotidien d’une personne absente, peut-être défunte, la seconde sélectionne quelques expressions parmi les indénombrables aspects d’un personnage hors du commun. Entre le défaut et l’excès de présence du modèle, la photographe circonscrit ainsi les limites du portrait.

Anna est la mise en scène d’une hantise. Ce prénom est celui de l’ancienne locataire de l’appartement où réside la photographe depuis quelques années. Anna y vécut seule pendant trente ans après la mort de celui qu’elle aimait. Les prises de vue de ce lieu vide montrent les empreintes laissées sur les murs par une accumulation de cadres qui enserraient tous les souvenirs de la vieille dame. Se sentant étrangement proche, et peut-être pour conjurer un sort si triste enfermé dans ce lieu, Dominique Wildermann entreprend la portraiture cette inconnue. Elle interprète le personnage d’Anna jeune en jumelant sa présence avec celle d’un modèle de trente ans son aînée.

Cette différence d’âge mesure la durée d’une solitude, d’une tranche de vie dont les deux actrices répètent les actions quotidiennes. Derrière la fenêtre, la jeune Anna jette un regard rêveur au dehors, tandis que l’autre, le visage tourmenté par l’interminable attente, tourne le sien vers l’intérieur. Elles fument une cigarette côte à côte, se fardent en même temps devant un miroir, se retrouvent vis-à-vis dans la baignoire et chacune des scènes où elles apparaissent ensemble atteste que le temps a figé les attitudes jusqu’à transformer ce lieu de vie en un abri de répétitions.

Le portrait d’Anna, l’absente, est fondé sur un enchainement de dédoublements : ce personnage principal est incarné par un duo de figurantes. Dominique Wildermann, hantée par cette histoire, se dédouble à son tour dans une série étonnante qui devient son autofiction.

Le titre de la série Nobody knows indique assez bien la difficulté de tirer le portrait d’un personnage aux aspects protéiformes. Si dans la tradition inaugurée par Nadar l’art d’un portrait consiste à révéler la psychologie d’une personne, on ne commence à découvrir Fred, le modèle de Dominique Wildermann, qu’en suivant la multiplicité que propose une série. C’est Fred qui invente à chaque instant les débordements de sa personnalité ; c’est la photographe qui, par ses choix esthétiques s’applique à faire ressortir les apparitions du personnage. Fred devient à chaque instant ce qu’elle décide d’être, et se travestit en diva, femme panthère, aigrefine ou iroquoise. La série propose aussi quelques images du petit deux pièces où Fred vit recluse et a réussi, au fil des ans, à installer la forme la plus raffinée de l’exubérance : on découvre une accumulation d’objets insolites ou des tentures superposées sur les murs, plus particulièrement ceux qu’elle n’a pas tagués. Au recueil des effusions d’une psyché fantasque, la photographe nous fait accéder au paradoxe de la réalité d’une fiction et tout son art consiste à nous faire partager l’histoire d’une femme, créatrice insatiable de multiples d’elle-même.

Dominique Wildermann – Identité(s)

Dominique Wildermann Identité(s), Exposition galerie La Boucherie, Rencontres d’Arles 2019

La volonté de faire apparaître l’entièreté du corps s’est manifestée très tôt dans l’histoire du nu photographique. Le point de vue de l’objectif étant unique et donc sélectif, tous les moyens étaient bons pour élargir la visibilité et approcher une identité globale du sujet, une essence charnelle à la hauteur de la violence du désir voyeur. Des procédés classiques, faisant référence à la peinture, présentaient plusieurs nus côte à côte, renouvelant à cette occasion le thème des trois Grâces ; d’autres plus originaux consistaient à multiplier les points de vue à l’aide de miroirs inclinés ou de rivières champêtres parfois confectionnées en studio.

La série Identité(s) de Dominique Wildermann réveille ce contexte historique en ajustant dans un même cadre plusieurs points de vue différents sur un même modèle. Sur le plan technique, elle utilise le Polaroid Studio Express, appareil doté de quatre objectifs, destiné jadis à délivrer des planches de photos d’identité. Pour l’appliquer au nu, elle modifie le réglage de simultanéité des prises de vues et réalise quatre images singulières du même sujet. Il en résulte de petits tableaux photographiques, en exemplaires uniques, dans lesquels les corps sont reconstitués à la guise de l’artiste.

La refonte des corps en éléments morcelés va à l’encontre de l’unité formelle que la photographie de nu cherche habituellement à mettre en évidence : un visage peut être vu de face et de profil, des jambes, des bras se présentent sous des angles inégaux et l’on chercherait en vain à reconstruire une continuité anatomique dans cette apparence de puzzle que propose la croisée des quatre prises de vue en une seule image. La somme des parties n’est pas ici équivalente à ce « tout » qu’on appelle le nu.

Pour autant Dominique Wildermann n’opère pas une dislocation des corps. Les parties qu’elle en sélectionne sont en multi-location, liées entre elles par une harmonie étrange et réunies par des signes d’appartenance à une même totalité, moins physique que psychique. L’usage de la photographie ne consiste alors qu’à prélever des fragments révélateurs d’une personnalité, de saisir les emplacements où la vie semble avoir imprimé de façon récurrente les marques de son périple – une écriture de soi.

Voilà pourquoi, au-delà d’une interrogation sur la notion de genre à laquelle nous invitent la particularité des modèles autant que leur recomposition photographique, cette série nous plonge, par de simples effets de surface, dans la profondeur d’une identité intime, étrangère à la saisie anthropométrique à laquelle l’appareil photographique était initialement voué. Identité(S) a finalement peu de chose à voir avec le nu, , son projet vise l’âme plutôt que le corps et participe ainsi de la dimension essentiellement psychologique que Nadar assignait à la photographie.

GUY Monet – CKarthigai Deepam

GUY Monet – CKarthigai Deepam

De tous les reportages que Guy Monet a réalisé en Inde, on retient en chacun d’eux une fascination pour un pays qui a conservé ses traditions religieuses et sociales. Cette fascination se traduit par une volonté de conduire le médium photographique, aussi bien en couleur qu’en noir et blanc, aux limites de ses possibilités.

Ainsi, la série consacrée à la fête en l’honneur de Shiva, Karthigai Deepam, se présente moins comme une illustration d’un événement religieux que comme un engagement photographique au sein même de cette manifestation : les images sont prises en pleine nuit, éclairées par le feu qu’entretiennent les religieux au sommet de la montagne sacrée Arunachala. Cette montagne, selon la légende indoue, est le vestige d’une colonne de lumière infinie, avatar de la déesse, utilisé pour régler un différend entre Brahma et Vishnou qui se disputaient le rôle éminent de Suprême Seigneur de l’univers.

Les flammes géantes du feu sacré n’illuminent qu’elles-mêmes et créent, par un effet de contraste violent, des zones en contrejour dans lesquelles le photographe fait varier de façon subtile la gamme des gris les plus sombres. Les mouvements de foule et les gestes des prêtres qui nourrissent et attisent la flamme dirigée vers les ciel sont perçus comme des ombres délimitées par des liserés de lumière. Au milieu de l’agitation de brandons, du voletage de flammèches et d’escarbilles, on distingue des bras tendus dans la nuit en signe d’imploration, des mains que se joignent pour une dévotion.

Les visages qui surgissent, lueurs sombres dans l’opacité nocturne, sont plus que des portraits, des expressions exaltées avec des yeux fixés vers un au-delà comme si le tilak ornant le front entrevoyait ce que nul autre ne peut voir. Parfois, la pose longue dans l’obscurité enregistre le bougé d’un facies et la photographie enregistre un dédoublement de la personne aux instants où elle paraît subjuguée par le flamboiement céleste.

Guy Monet a conçu l’ensemble de son reportage comme un fait de lumière, dans des conditions de prise de vue rendues difficiles par les contrastes entre la clarté intense et l’obscurité profonde, mais aussi par la frénésie d’une foule passionnée et enthousiaste, fervente et dévotieuse. Seul un photographe maîtrisant parfaitement le nuancier de l’épreuve en noir et blanc pouvait ainsi créer, plus qu’un reportage, un hymne photographique à la lumière.

GUY Monet – Cris dans la nuit

GUY Monet – Cris dans la nuit

Sous le titre du reportage Cris dans la nuit, se cache la légende de chacune des photographies que Guy Monnet a ramené des Philippines. Les personnes et les lieux qu’il a photographiés se situent en marges des paradis sexuels de Manille ou d’Angeles fréquentés par des touristes étrangers, et relèvent d’une prostitution ordinaire, misérable et plutôt destinée aux habitants de l’archipel philippin.

Le projet photographique est né de l’indignation du photographe face aux conditions de vie humiliantes de femmes qui font un maigre commerce de leur corps, immergées dans l’insalubrité et exposées à une violence quotidienne. Aussi bouleversantes qu’elles soient, les images de la série n’ont été possibles qu’à la suite de rencontres et d’échanges avec les prostituées sur la finalité du projet photographique qu’elles ont approuvé et, d’une certaine façon, partagé.

Les moments de prise de vue n’ont rien à voir avec le travail routinier de ces femmes qui sont invitées par le photographe à se détendre comme elles l’entendent. L’intérieur des Casas – nom qui sert à désigner les bordels – sont des taudis salingues et mal éclairés, aux murs délabrés couverts d’inscriptions et de signes divers, au mobilier restreint à une chaise et un grabat. Dans ce décor lamentable et assombri, Guy Monnet parvient à composer, grâce au peu de lumière, des portraits comme en des fresques tragiques recouvertes d’une moire obscure aux tonalités charbonneuses et grisâtres.

Les filles occupent diversement ce temps qui leur est réservé. Quelques-unes d’entre elles restent assises sur le lit dans état de prostration, les autres vaquent à des occupations solitaires. Elles se regardent dans un miroir, se douchent, se touchent, se pressent les seins, se caressent comme cette vieille femme obèse qui pose la main sur son sexe par-dessus le bombement démesuré de son ventre. Le temps d’un instantané, ces femmes découvrent qu’elles n’ont pas seulement un corps, mais qu’elles « sont » un corps et le photographe, de façon discrète, recueille ces indices d’une appartenance à soi et d’une indestructible dignité. Il ravive, par-delà les meurtrissures des visages et des corps, la lumière spirituelle qui n’avait jamais cessé de luire.

Lucie Jean

Lucie Jean – Polar Dispersion – Exposition-Galerie Domus, Lyon, octobre 2019

La vision du Grand Nord que propose la série Polar Dispersion diffère singulièrement des recherches précédentes de Lucie Jean, celles qu’elle avait consacrées dans Quartiers d’hiver, par exemple, aux espaces de vie et à la présence humaine lors de ses multiples parcours dans ces contrées glacées.  Toutes les images photographiques de cette nouvelle approche sont des extractions du paysage islandais et se rapportent aux éléments fondamentaux de la nature. Un inventaire esthétique de la matière dans ses aspects liquides, gazeux, flamboyants ou minéraux est consigné dans des tableaux qui trouvent leur place dans une installation plus suggestive qu’une simple exposition.

Le dispositif scénographique met en évidence une forme singulière de relation entre les matières de la Terre et du ciel, notamment par le jeu de leurs couleurs : elles sont tour à tour fusionnelles sur le triptyque des flots sombres moirés par quelques rayons solaires, débordantes dans le surplomb d’un nuage en suspens dans une lumière boréale, en dialogue dans le triptyque de la montagne blanche, en interaction dans la gradation des gris pour les montagnes prises en noir et blanc. Une place particulière est accordée à un nuage immense, dont la stature rappelle le Colosse attribué par erreur à Goya : on y voit la sublimation de l’eau dans l’air, comme un présage admirable de tous les typhons, ouragans, tornades et cyclones qui menacent le monde. Ces images sont plus que des paysages, elles délivrent la quintessence de la vue paysagère qui trouve sa forme achevée quand les limites de la terre et du ciel sont mises en émoi par leur proximité.

L’absence de noms de lieux et de tout contexte social indique suffisamment que l’attention visuelle de Lucie Jean relève moins de l’observation que de la fascination. Dans des notes rédigées à propos de cette série, elle écrit : Creuser, et rechercher la ville d’Heimaey. Mission impossible puisque cette ville d’Islande a été partiellement engloutie après une éruption volcanique, mais injonction impérieuse à scruter l’invisible jusqu’à le saisir avec la photographie. On s’en rend compte avec le nuancier subtil des couleurs qu’elle attribue aux espaces interstitiels qui séparent la terre des glaciers et ceux-ci du ciel, comme pour situer la prise de vue au plus près de l’être de la nature.

Dans cette recherche fascinée, la photographe poursuit le rêve des navigateurs de l’Antiquité qui situaient l’Hyperborée à la limite de l’horizon, là où la terre et le ciel se rapprochent, et la stupeur des premiers explorateurs du Grand Nord qui parlaient des icebergs géants et bleutés comme d’irréelles citadelles. On découvre dans Polar Dispersion cette intense poésie de la nature.

Annabel Aoun Blanco

Annabel Aoun Blanco– ELOIGNE-MOI DE TOI (Exposition au Musée Réattu d’Arles) (Avril-novembre 2019)

Constituée par des séries de photographies et de vidéos, l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco est structurée en trois épisodes comportant chacun des chapitres, ou pour reprendre la terminologie de l’artiste, en trois boucles divisées elles-mêmes en cycles. L’exposition du Musée Réattu présente un choix de réalisations extraites des cycles de la première partie de cette œuvre considérable dont l’architecture circulaire et tripartite s’articule sur une idée platonicienne relative au Temps. Le philosophe considérait, en effet, (Cf. Timée, 37d-38a) le temps comme une imitation de l’éternité indivisible, se déroulant en cercle selon les modalités du passé, du présent et du futur. La référence au texte de Platon n’est ni une fioriture, ni un faire-valoir, elle constitue un fil conducteur dans l’évolution du travail et justifie, par analogie, le recours aux moyens mis en œuvre, l’image fixe et l’image animée.

La totalité de l’œuvre se présente comme une méditation plastique consacrée à l’épreuve du temps et tout particulièrement à celle du temps vécu à travers l’expérience de la mémoire et de l’oubli. La forme méditative des séries se caractérise par une concentration sur le sujet récurent qui s’offre à la contemplation, la figure humaine. Parfois des torses ou des corps, mais surtout des visages. Ces effigies s’apparentent au portrait par leur forme mais s’en distinguent radicalement par leur fonction car l’artiste ne cherche pas à reproduire ou à interpréter les traits caractéristiques de personnages particuliers. Ce qui apparaît dans le cadre photographique ou dans l’intermittence d’une séquence vidéographique ressemble plutôt à des faciès détériorés, aussi imprécis que des empreintes, livides ainsi que des moulages, impressionnants dans leur expression comme des mascarons et attirants par l’énigme qu’ils recèlent, comme s’ils illustraient de façon littérale la célèbre pensée de Pascal : Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir (Pascal, Pensée 678, Ed Brunschvicg). Par là même, les modèles qui ont servi à réaliser ces portraits semblent plus imaginaires que réels, ce sont des masques rappelant tour à tour des spectres, des momies, des simulacres, des fantômes en fonction du traitement subi avant les prises de vue. En fait, les formes qui se manifestent sous ces aspects, dans de grands formats photographiques ou dans les clignements des scènes filmées, sont des figurations de l’image-souvenir.

Tout le projet d’Annabel Aoun Blanco se concentre, en effet, sur le devenir de l’image-souvenir, les étapes successives de sa reviviscence et de ses altérations, son fragile maintien dans la mémoire, sa visibilité incertaine en dépit des efforts de focalisation, son immatérialité intenable, son évanescence et son dépérissement et puis sa mort dans l’irréversible du temps. Le dispositif plastique mis en œuvre accomplit une approche phénoménologique du souvenir, la photographie ou la vidéo rapportant, selon un régime de visibilité variable, les impressions fugitives saisies lors des actes de remémoration. Pour y parvenir de façon pratique, le tour de force consistait à rendre les médiums visuels – communément estimés comme fidèles à la réalité –  capables de placer des spectateurs face à des réminiscences, à ces objets aériens et fantomatiques que sont les souvenirs. Il suffit de suivre l’élaboration de quelques images du Cycle 1 pour voir se révéler l’intention de l’auteure dans son appropriation du médium photographique.

Dans la première série du Cycle 1 intitulée En Suspens, six modèles sont photographiés en buste dans une attitude et une expression commune : bras croisés comprimant leur poitrine, yeux grand ouverts, des rougeurs sur leur visage au bord de l’asphyxie. Les corps sont immergés dans une eau claire et saisis au moment de leur épuisement vital. Cette série marque une distance, et quasiment une scission, avec le genre du portrait auquel on serait cependant conduit à la rapporter in extremis puisqu’après tout elle se donne la figure humaine comme principal objet. Mais d’une part, le dispositif de mise en scène supprime toute relation de regard réciproque entre le modèle et la photographe et d’autre part, il empêche le sujet d’attendre une quelconque valorisation de lui-même en adoptant la pose qui lui conviendrait. Il ne reste plus que l’image d’une personne au plus près de la mort, pas tout à fait elle-même et pas tout à fait une autre. Ce décalage avec l’usage ordinaire du portrait permet à Annabel Aoun Blanco de poser les linéaments de son projet : photographier des figures qui stagnent dans une identité inquiète entre l’être et le néant. Cette ambivalence est comprise dans la polysémie de l’expression En Suspens, titre de la série, qui évoque à la fois le sentiment d’attente angoissée des modèles, l’interruption de leur apparoir naturel et l’incertitude qui envahit le spectateur face à la limite où se tiennent les modèles, entre la vie et la mort.

Dans les séries suivantes, les procédés de prise de vue accentuent davantage la transformation des sujets en images surréelles. Avec Avatars, la mise en scène de six visages photographiés dans un cadrage de photographie d’identité échappe complètement aux codes qui régissent ces représentations officielles. Les sujets installés de face derrière une vitre chargée de buée transparaissent en flou, les yeux convulsés et la mine hagarde. Seuls quelques pourtours de la face prennent de la netteté par une intervention de l’artiste qui a laissé glisser son doigt sur la surface vitreuse opacifiée par la condensation. Il ne s’agit plus de portraits d’identité, mais de faciès non identifiés, presque cadavériques dans la couleur rosâtre dominante. Un autre agencement de mise en scène, visible dans l’image La Sirène et dans la série Danse Contemporaine II, consiste à immerger partiellement les modèles dans du lait. Dans cette dernière série, la blancheur du liquide, celles de la baignoire et du mur de fond abolissent les repères de l’espace où évoluent ces corps de femmes dans une gestuelle qui semble incompréhensible. Il ne reste plus alors que des fragments de corps flottants, semblables à des ombres disloquées.

Les cinq premières séries du Cycle 1 sont les seules qui soient réalisées avec des modèles vivants. A partir de la sixième série, Annabel Aoun Blanco, tout en conservant la couleur, privilégie les gammes de gris et ne photographie que des empreintes ou des masques. Ce changement de procédé poursuit la stratégie entreprise avec les soustractions successives qu’elle avait infligées au réalisme de la représentation des modèles vivants. L’introduction du noir et blanc dans les cycles est marquée par le titre provocateur de la sixième série, Le Mandylion, nom donné au voile sur lequel le visage de Jésus aurait été imprimé de façon miraculeuse avant sa mort. Ce stratagème a pour but l’interrogation du spectateur sur cette identification de la photographie à l’une des figures de la Sainte Face de manière à ce que l’examen des similitudes apporte un éclairage sur le champ de visibilité que l’artiste s’impose. D’une part, en effet, Le Mandylion religieux et Le Mandylion photographique occupent chacun une première place : la relique est considérée par l’Eglise orthodoxe comme la première icône de l’iconographie religieuse chrétienne et la série photographique est, de fait, la première réalisée en noir et blanc. Ensuite, par son aspect sacré, Le Mandylion s’oppose à toute autre représentation d’un visage comme les photographies s’opposent au genre usuel du portrait. Enfin, l’idée d’au-delà liée à la figure du divin n’est pas sans rapport avec l’objet suprasensible visé par la photographie, l’image mémorielle.

A propos de cette œuvre, il est intéressant de connaître le mode de production des images. Les neuf photographies qui constituent la série ont pour objet des moulages en creux pratiqués directement sur des modèles vivants. Une matière humide et souple est posée sur le visage de chaque modèle de sorte que pendant le temps du séchage toute communication avec le monde extérieur est interrompue : la vue, l’ouïe, l’odorat, mais aussi la respiration et l’usage de la parole sont temporairement arrêtés. Les photographies de ces moulages négatifs reflètent donc les visages de personnes repliées dans une intimité avec elles-mêmes.

Dans ces nouvelles séries et jusqu’à la fin du dernier Cycle, les visages ne ressemblent plus à quiconque et se réduisent à des apparitions délimitées par les jeux de l’ombre et de la lumière. Les images approchent par-là, jusqu’à presque l’atteindre, le peu de réalité de l’image-souvenir et, dans le monde étrange de ces apparitions anonymes, blafardes, obscures ou lumineuses, chacun peut retrouver une part de sa vie intérieure. On voit se dessiner à partir de la genèse de ce travail, notamment avec la destitution de l’idée traditionnelle de portrait qu’il engage, l’aspect ascétique de la démarche de l’artiste qui, par une atténuation progressive des détails particuliers des visages et des corps, parvient à imposer la forme idéale qu’elle veut mettre en scène. La prise photographique devient alors la capture d’une réalité intérieure.

Fixité du regard et vacillement de la figure

Chacun des cycles qui structurent l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco est composé de séries parallèles de photographies et de vidéos. Elles ont leur parcours propre mais tendent à se rejoindre. Ainsi dans le Cycle 1, les séries photographiques visent à montrer progressivement une mobilité invisible par accentuation de la fixité du sujet alors que les vidéos intègrent dans leur déroulement une image fixe ou figée qui apparaît dans un laps de temps furtif. Cet agencement est une scénarisation de l’équivalence qu’établit Platon entre l’indivisibilité et la mobilité du Temps. Mais sur un autre plan, celui qui concerne la nature de l’image-souvenir, le dispositif Photo/Vidéo correspond, de façon métaphorique mais efficace, à deux attitudes de l’esprit humain dans son acte de remémoration : sidération, fixation face à une image traumatique dans un cas, perception fugace d’une image en voie de disparition dans l’autre cas.

La vidéo retranscrit les modes de visibilité d’un regard intérieur dans un effort pour cerner le souvenir d’une certaine image. Les vidéos Reviens XI et Reviens XII laissent entrevoir, à travers une ouverture en ove, un visage dans un laps de temps très restreint, puisque la durée totale de passage de ces très courts métrages est de l’ordre de plusieurs millisecondes. Dans cette fraction infime de temps, une agitation intense de la source de lumière et de la lunette d’observation module l’apparition spectrale du visage qui plonge dans l’obscurité totale avant de resurgir subrepticement. Les deux vidéos passent en boucle dans une compulsion de répétition effrénée comme pour simuler l’effort de remémoration autant que la peur de perdre de vue celui qu’on ne voulait pas oublier. Le dispositif met ainsi en scène l’impossibilité d’atteindre un souvenir pur et l’instabilité de la présence de l’objet de mémoire toujours menacé de sombrer dans l’oubli.

Une comparaison de ces deux vidéos avec les photographies couplées Objectif et Objectif II permet de situer les rôles respectifs des deux médiums dans leur rapport avec l’image-souvenir. Dans l’une comme dans l’autre photo, il s’agit d’un visage photographié en médaillon car l’appareil de prise de vue est positionné, à chaque fois, derrière un tube. La distance focale diffère d’une image à l’autre. Dans le premier cas, la figure presque discernable à l’air lointaine et le cercle qui l’entoure est auréolé d’un halo d’obscurité, le tout faisant penser à une éclipse inversée. La longue focale de l’autre image agrandit le médaillon et le sujet semble plus proche, plus éclairé mais pas plus distinct que dans la précédente parce que des reflets le recouvre de petites macules brillantes. La fixation photographique, métaphore du regard intérieur, ne parvient pas à récupérer le souvenir vif et entier visé par la mémoire.

Il ressort de cette comparaison que le recours aux deux médiums aboutit à un résultat similaire : l’impossible saisie du souvenir pur ; mais tandis que la vidéo traduit l’expérience tragique de la remémoration, la photographie construit les métamorphoses de l’objet mnésique.

Les transformations de l’objet mnésique ainsi que son irruption ténébreuse ou lumineuse sont liées au fait que la fixation du souvenir a lieu dans des instants différents. C’est pourquoi la photographie ne restitue jamais aussi bien ces métamorphoses que dans des séquences constituées en diptyques ou en série. Ainsi, dans le diptyque Eloigne moi de toi, la contiguïté de deux images absolument dissemblables – l’une étant toute noire et l’autre contenant un portrait en tondo – correspond en fait à deux prises de vue réalisées sur le même sujet à deux moments différents. Dans un premier temps l’objectif de l’appareil adhère à la matière cendrée, support de l’empreinte du visage, et suivant le même axe, dans un deuxième temps, il se situe en recul par rapport à ce support, marquant sa forme ronde autour de l’empreinte. Rapporté au souvenir, ce couple de photographies montre d’une part, la relation indissociable qui existe entre le regard intérieur et l’image-souvenir et introduit d’autre part la question de la distance convenable à partir de laquelle l’objet de visée peut être perçu. D’où le titre en forme d’injonction du diptyque qui résonne comme une prosopopée de l’image-souvenir : Eloigne moi de toi pour mieux m’apercevoir.

Les séries Ώ (Oméga) et Coups après coups montrent que la distance n’est pas le seul facteur qui brouille les pistes d’accès au souvenir. L’objet cible de la mémoire se caractérise par une instabilité visuelle et un vacillement incontrôlable d’une apparence à une autre. Dans Ώ, le masque, enfoncé à quatre reprises dans l’empreinte qu’il a produit une première fois, se détériore à chaque pression dans la profondeur. Il en va de même dans la série Coups après coups où le masque n’est plus enfoncé, mais frappé plusieurs fois dans le creux initial. Ces gestes de frappe et d’enfoncement successifs renvoient aux efforts mentaux pour approfondir le spectacle du souvenir. Or, cette fixation répétée sur la forme du visage, loin d’en révéler des détails plus précis le métamorphose en des effigies de plus en plus fantômales, comme si l’effort de concentration de l’esprit n’avait aucune prise sur une image dotée d’un devenir propre.

Le devenir de l’image-souvenir tourne en boucle dans toutes les vidéos, ce qu’exprime leur titre qui commencent par Reviens et le retour permanent du film au point de départ symbolise les multiples tentatives de la perception mémorielle pour assurer sans y parvenir la survivance du souvenir. Quand un visage apparaît net, comme au début de la séquence intitulée Reviens c’est pour être immédiatement caché par un jet de poussière qui le rend livide et flou avant que la séquence ne recommence sans autre fin que cette intermittence entre apparition et disparition. Les différents scénarios renvoient tous à cette intermittence comme ce voile qui cache un visage (Reviens XXVI) et qui s’envole un fragment de seconde avant de retomber à nouveau. En fait, les vidéos racontent la quête d’un insaisissable, elles répètent en boucle, de façon compulsionnelle un désir inassouvi de voir ce que, par ailleurs, la photographie s’ingénie à fixer. Elles sont l’illustration la plus pure de la nostalgie, de la douleur du retour qui accompagne le souvenir et confèrent pour cette raison une note de mélancolie à l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco.

Matières et mémoire

Dans l’ensemble du dispositif par lequel Annabel Aoun Blanco traduit l’expérience de la mémoire, le choix des matières qu’elle utilise pour ses mises en scène est en relation symbolique étroite avec le sens qu’elle donne à sa démarche. La métaphore qui associe le souvenir à une empreinte dans une matière n’est pas nouvelle : pendant des siècles le bloc de cire a constitué la métaphore privilégiée du support des impressions de la mémoire à cause de l’écriture – outil de mémoire durable – qui s’inscrivait dans la cire. Ainsi, Mnémosyne, déesse de la mémoire, était aussi considérée comme l’inventrice des langages de toute la Terre. Cette matière-là n’apparaît pas dans les travaux d’Annabel Aoun Blanco parce que son modèle n’est pas l’écriture, mais l’image-souvenir dont elle n’entend traiter les différents aspects et avatars qu’avec ses propres images.

Dans la progression des Cycles 1 à 3, les matières sont utilisées selon un ordre chromatique qui va de l’eau au charbon, en passant par la buée, le lait, le plâtre, le sable et la cendre. Cet ordre crée un passage qui va de la lumière vers les ténèbres en harmonie avec l’apparition/disparition des effigies. Chaque matière se caractérise aussi par une fonction qui est, selon sa nature, l’immersion, le recouvrement ou l’impression. A ces fonctions se rattache une symbolique particulière qui relie l’œuvre entière à des archétypes culturels.

L’immersion des corps dans l’eau, dans la série En Suspens, donne l’impression que les sujets photographiés ne sont ni tout à fait vivants, ni tout à fait morts, comme les âmes plongées dans le fleuve Léthé qui, dans la mythologie grecque, conduisait aux Enfers. Le Léthé se situait encore du côté de la vie, contrairement au Styx qui se trouvait déjà du côté de la mort. Cette ambivalence de statut apparent entre la vie et mort n’est pas sans incidence sur la nature de l’image-souvenir que toute l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco tend à cerner. L’autre immersion qui a lieu dans du lait, avec la série Danse Contemporaine II et La Sirène, renforce le désir de survivance de l’image-souvenir : les sujets photographiés surnagent dans un liquide qui est le premier aliment des mammifères et qui, de ce fait, est indispensable à la survie.

La série Avatars donne un premier exemple de recouvrement avec une matière à la fois gazeuse et liquide, la buée. Etant donné que les visages sont placés derrière une vitre opacifiée par la vapeur d’eau et que la photographe intervient directement sur cette matière avec son doigt, on peut penser que la vitre est une frontière entre la vie et la mort. D’une part, en effet, les sujets ont des faces de zombis et d’autre part, puisque la buée se situe de l’autre côté on peut imaginer qu’elle est produite par les expirations de l’être vivant qui les regarde. Le souffle, qui ne peut pas rejoindre ces visages hâves, est le symbole du don de la vie. A cet égard, il est remarquable que le geste de souffler intervienne plusieurs fois dans l’œuvre comme un rappel de l’énergie spirituelle qui la parcourt. Cela est particulièrement manifeste avec la série Souffle où chaque image témoigne de l’impact successif de douze jets d’air (provenant de la bouche de l’artiste) soufflés au moyen d’un chalumeau positionné à la hauteur de la bouche de l’empreinte.

Le devenir du souvenir, ses altérations dans la durée et même sa disparition, sont évoqués par le sable quand il est pris en tant que matière de recouvrement. Dans le triptyque du Sablier, un masque en creux est photographié à trois moments de la coulée du sable. Pourtant, dans le dernier instantané de cette progression, le profil du visage apparaît mieux que dans les précédents, ce qui manifeste l’évolution singulière de l’image-souvenir, le déclin de son contour et ses revifs inattendus. Mais l’artiste se sert d’une préparation à base de sable comme d’une surface d’impression dans une image impressionnante intitulée Toupie : sur la surface vierge de toute trace, elle fait tournoyer un objet en forme de visage. Dans un format carré, la figure apparaît encerclée par les traces du tournoiement de l’objet comme s’il reprenait vie dans une quadrature de cercle qui met en scène l’ici-bas et l’au-delà, la divisibilité et l’indivisibilité du temps.

Parmi les matières d’impression, la cendre, poussière inerte et sans vie, résidu d’un corps calciné, est prédisposée à la représentation de la mort. Pour une autre raison qui tient à sa couleur, le charbon aussi puisque le noir est souvent associé au deuil. Pourtant, Annabel Aoun Blanco ne se sert pas de ces matériaux pour illustrer la disparition fatale du souvenir. Dans la série Coups après coups, on a pu remarquer que la cendre était le réceptacle des métamorphoses de l’objet mnésique et non pas seulement l’aboutissement d’un processus d’anéantissement. La photographie intitulée Essoufflé est significative de la valeur insolite que l’artiste accorde à cette matière. Le grain et les scories de la cendre forment la trame de cette photographie où des traits humains apparaissent dans une extrême ténuité, sans que l’on puisse dire si cette esquisse de visage affleure à peine ou s’enlise déjà. La matière devient alors le support d’une représentation quasi immatérielle pour laquelle il faudrait créer le mot de psychophanie.

Sous l’action de la lumière, le charbon prend des tonalités multiples : il peut être chiné d’étincelles dues à certains cristaux de quartz, comme dans le diptyque  sans titre, ou devenir presque blanc comme dans cet autre diptyque zoome. Malgré sa couleur ténébreuse, le charbon recèle des pépites de lumière, parfois microscopiques, mais suffisantes pour que des traditions en aient fait un symbole, celui du feu caché. On retrouve cette potentialité dans les clartés que délivrent les photographies qui prennent le charbon comme support, mais de façon beaucoup plus subtile encore dans une vidéo, Reviens XVIIII, où un spot de lumière affaibli révèle, dans l’obscurité complète, des parcelles d’empreintes charbonneuses au gré des méandres de sa course.

L’importance qu’Annabel Aoun Blanco accorde aux matières n’a donc rien à voir avec une métaphore plastique, comme le bloc de cire, qui serait destinée à expliquer les modalités d’impression des souvenirs dans la mémoire. Elles lui permettent de donner corps à l’appel du souvenir, à ce restant d’énergie qu’elle perçoit dans ces images revenantes. Ainsi dans le triptyque intitulé Le Cri, l’insistance des figures à sortir de l’oubli dirige la mise en cadre des figures recouvertes de plâtre. En raison du cadrage resserré qui les contient, le dégradé de l’ombre de fond vers la clarté du centre du visage culmine dans une lumière intense qui définit une limite de crevaison de la surface de recouvrement. Proféré dans le plus profond mutisme, ce cri est une lumière spirituelle.

L’apparition disparaissante

Le paradoxe d’une présence absente ou d’une absence sur le point d’accéder à l’air libre est une hantise qui parcourt le travail d’Annabel Aoun Blanco. Par ces aspects presque surnaturels, l’œuvre se rapproche des visions de l’univers fantastique, des spectres, des fantômes, des revenants et autres créatures oniriques. Mais elle se démarque de ces fictions par une attention scrupuleuse portée à l’expérience réelle de remémoration et par une analyse visuelle des objets indéfinissables de la mémoire. A travers ses photographies et ses vidéos une ontologie du souvenir prend ses assises, une ontologie fragile relative à l’interstice infinitésimal qui conjoint et sépare l’apparition et la disparition, la vie et la mort.

Cette œuvre plasticienne multiplie, avec heurs et déconvenues, les tentatives pour gravir à rebours l’irréversible du temps à la recherche d’un souvenir pur, recherche que Bergson, dans Matière et mémoire, considérait comme une question plus métaphysique que psychologique. De fait, et sans vouloir reprendre une expression bergsonienne, l’œuvre est traversée par une énergie spirituelle qui justifie les références qu’on peut faire, en la contemplant, à d’autres œuvres aux images marquantes comme la catabase d’Orphée, la mort d’Ophélie ou les rives du Léthé.

Annabel Aoun Blanco définit un genre nouveau d’image qu’on pourrait appeler l’apparition disparaissante, si cet adjectif si convenable pour la qualifier, existait. Son exploration visuelle, qui déroule les différentes phases de l’expérience banale du souvenir, a l’envergure d’une grande épopée anonyme où chacun peut reconnaître son univers intérieur. Elle nous conduit tour à tour des ténèbres de la profondeur à la remontée vers la lumière à travers ces visages dévastés, momifiés, effacés ou surgissant, avenants ou intrigants qui pourraient servir d’esquisses préparatoires à un portrait-robot de l’âme.

Laure Abouaf

Laure Abouaf– APPROCHE(S) – VILLES D’EUROPEAPPROCHE(S)-2017-2018

Les signes qui permettraient d’identifier les villes d’Europe traversées par Laure Abouaf sont très rares et équivoques sitôt qu’on pense les avoir dénichés. Le nom de ces localités n’est pas indiqué sous la forme d’une légende qui nous obligerait à rechercher dans nos souvenirs de voyage ce que, de toutes façons, nous ne retrouverions pas à l’intérieur du cadre photographique. En effet, à l’opposé de la carte postale ou du reportage touristique, la série exclut de son champ de visée la couleur locale, le détail typique, la note exotique, le cadre pittoresque ou l’ambiance folklorique. Pour autant, l’absence des procédés usuels de mise en valeur de ces scènes urbaines et leur anonymat lui-même, ne les rendent pas énigmatiques. Ces lieux photographiques sont, d’une certaine façon, des lieux communs en ce sens qu’ils apparaissent similaires – et non pas semblables – à d’autres que nous rencontrons dans la vie ordinaire. Cette similarité cultivée signifie qu’ils appartiennent moins à un espace géographique précis qu’au regard de la photographe.

La mise entre parenthèses de la géolocalisation dans ces photographies ne tient pas, comme on pourrait le croire, à une insuffisance de détails qui priverait le spectateur d’indices pertinents pour reconnaître les lieux de prises de vue, mais au contraire à un excès de réalité qui oriente son attention vers autre chose. Par exemple, un excès de présence accordé à des sujets qui ne suscitent pas d’ordinaire l’admiration, comme le sas d’un tapis-bagage dans un aéroport dont la forme transcende la banalité de l’objet. Plus fréquemment, la dominance de la couleur attire l’attention sur elle plutôt que sur le lieu public. La sombre grisaille d’une avenue se clarifie de la traînée jaune d’un trolleybus qui la traverse. Un bleu de nuit inonde les façades d’un immeuble et, mêlant sa couleur aux lumières des becs-de-gaz, projette un halo fluorescent sur le visage d’une passante. L’excès de réalité se manifeste aussi par les jeux graphiques des encadrements de fenêtres, des palissades, des échafaudages ou des barres d’appui du métro qui s’imposent de façon prioritaire dans la scène urbaine. Pour ces raisons, la matière signifiante de l’image s’affirme comme un élément central de cette série et toute curiosité relative aux lieux des prises de vue devient alors superfétatoire.

Les photographies de Laure Abouaf, bien qu’elles différent du genre du paysage urbain, et même de la photographie de rue dont l’une des caractéristiques est la présence humaine, restent fortement liées cependant à l’espace urbain qu’elles explorent de façon inaccoutumée. Elles proposent des hiérarchies visuelles qui ne correspondent pas à celles que construisent, de façon constante et triviale, nos perceptions de la réalité. On pourrait expliquer cette différence une fois pour toutes par l’argument paresseux qui consiste à opposer la vision de l’artiste au simple phénomène de la vue, quand l’une et l’autre s’appliquent à des sujets identiques. Mais si l’on prend au sérieux la mise à l’écart des noms de lieux voulue par la photographe, on est amené à penser que cette œuvre érige un monde parallèle au notre et que l’espace photographique qu’elle dévoile met en question la notion même de l’espace. Nous savons que cette dernière notion a connu une évolution dans l’histoire et que la perception que l’homme a du monde a considérablement varié au cours des siècles : le monde clos du Moyen-Age, découpé en espaces sacrés et profanes, diffère profondément du monde rationnalisé des Lumières qui découvre un espace infini. Il ne fait aucun doute que, dans cette histoire, la photographie a modifié sensiblement la notion commune que nous avons de l’espace, entendu comme le milieu dans lequel se situe l’ensemble de nos perceptions.

Ainsi, en regardant ce que nous ne voyons pas, Laure Abouaf opère des coupes dans notre espace quotidien et produit des prises de vue qui, à leur manière, relèvent d’une sourde sacralisation.