Annabel Aoun Blanco

Annabel Aoun Blanco– Le souvenir d’une certaine image… 2018

Réflexions sur l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco

L’œuvre d’Annabel Aoun Blanco s’inscrit malaisément dans le genre du portrait auquel, de prime abord, on est pourtant tenté de la rapporter en contemplant ses tableaux photographiques ou ses vidéos. Apparaissent des formes de visages, aussi imprécis que des empreintes ou livides ainsi que des moulages, impressionnants dans leur expression et attirants par l’énigme qu’ils recèlent, comme s’ils illustraient de façon littérale la célèbre pensée de Pascal : Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir.[1] Par là même, les modèles qui ont servi à réaliser ces portraits semblent plus imaginaires que réels, ce sont des masques rappelant tour à tour des spectres, des momies, des fantômes en fonction du traitement subi avant les prises de vue ou parfois de vrais visages affranchis de leur personnalité, comme dans la série Avatars .

La raison d’être de tels portraits n’est pas l’affiche d’une identité, mais bien plutôt la mise en évidence du mode d’apparition des figures qu’ils révèlent, le portrait n’ayant plus d’autre fin que celle de réfléchir la portraiture dans sa complexité et dans son rapport avec la mémoire. Ce qui intéresse tout particulièrement Annabel Aoun Blanco c’est la souvenance, la façon dont l’image des portraits, fixe ou animée, rappelle cette représentation inconstante et fragile visée dans l’acte de se souvenir. Voilà pourquoi les modèles vivants n’apparaissent qu’au tout début de son œuvre, s’éclipsant pour laisser la place à des empreintes directes, à des masques, à des sujets qui sont déjà des images.

Tout le dispositif plastique mis en œuvre par l’artiste est orienté vers une phénoménologie du souvenir, la photographie ou la vidéo rapportant, selon un régime de visibilité variable, les impressions fugitives saisies lors des actes de remémoration. On peut remarquer au moins deux modalités d’apparition et de disparition de ces images fugaces.

Tout d’abord, l’émergence ou l’enfouissement. Dans la série intitulée Danse contemporaine II, des personnages sont immergés dans une mare de lait et ne laissent apparaître, sur la surface de flottaison, que leurs membres ou une partie de leur visage. Dans d’autres séries plus récentes, les masques sont camouflés par trop ou trop peu de lumière (séries photos : Caresses, Eloigne-toi de moi et Décadrés, par exemple) ou oblitérés par diverses matières : cendre, sable, poudre de charbon, voilage. Dans chaque cas, l’accès à l’image se profile dans l’instant infinitésimal où la présence du sujet est sur le point de surgir ou d’être engloutie dans la monochromie l’oubli. Ces apparitions subreptices ne sont pas sans rapport avec la représentation mythique de la mort d’Ophélie qui a hanté l’histoire de la peinture : personnage secondaire de la pièce d’Hamlet, sa disparition relatée par la reine (Acte IV, sc.7) marque, dans sa description, ce moment fatal où la princesse va cesser d’être visible. La fascination pour la limite entre la vie et la mort, l’apparition et la disparition, et la présence qui cède la place au souvenir a fourni une source abondante d’inspiration pour les peintres, ce qui fit dire à Rimbaud :

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir[2]

Toute l’attention créative d’Annabel Aoun Blanco se concentre sur ce passage métaphorique du blanc au noir, comme l’indique l’image centrale intitulée : ∞ (infini).

L’autre modalité récurrente d’apparition et de disparition de l’image-souvenir consiste en un arrêt sur image, une fixation sur un faciès presque discernable qui porte cependant les marques de sa désagrégation. L’effet produit par cette vision diffère sensiblement selon le médium utilisé.

Dans certaines photographies, la fixation focalise l’apparition d’un visage porteur des marques du temps. La séquence intitulée Zoome propose l’enfouissement d’une même empreinte de visage, à deux moments différents, dans de la poudre de charbon : de l’une à l’autre, on note une progression de la dévastation des traits et la séquence Dezoome III grossit à la loupe la surface corrodée d’une moitié de la face. L’image intitulée Dezoome isole le cercle de la loupe centrée au milieu d’un visage ravagé, plongé dans l’obscurité pour signifier son acheminement vers la mort. L’élaboration plastique de cette fixation sur des apparences en voie de disparition interprète, à la manière d’une fascination, la notion de mnème qu’utilisait la psychologie pour désigner la trace organique qui serait la base matérielle du souvenir.

Avec les vidéos, cette fixation dure le temps d’une infime éclipse où la disparition intervient presque aussitôt après l’apparition dans le mouvement perpétuel d’une boucle cinématographique. Dans la vidéo intitulée Sneiver qui dure dix seconde, une seconde à peine est réservée à l’apparition du visage. Dans celle intitulée Reviens, l’ombre grise du visage s’éclaircit une fraction de seconde avant que ses traits ne soient occultés par un vent de cendre. Dans d’autres encore, notamment Reviens II et III, u  n événement identique se produit sous l’action d’éclairages intermittents.

Les boucles vidéo répètent, de façon compulsionnelle, un désir sans cesse inassouvi de voir ce que, par ailleurs, l’objectif photographique parvient à fixer ; mais ce qui est ainsi fixé se présente à la vue sous les aspects du ravage et de la décomposition. L’image-souvenir dépérit dans l’irréversible du temps, comme dépérit l’image d’Eurydice sous le regard malheureux d’Orphée se retournant trop tôt en arrière, aux sortir des Enfers, pour s’assurer de la présence de son épouse. C’était trop tôt, mais subitement trop tard dans le cours unidimensionnel du temps. La belle dryade s’est transformée en un souvenir voué lui-même à la disparition, mais reviviscent dans la lyre d’Orphée qui inspire les artistes et les poètes depuis l’Antiquité.

Que des références mythiques s’imposent tout uniment dans la considération des réalisations d’Annabel Aoun Blanco montrent suffisamment la puissance émotive qui parcourt l’ensemble de l’œuvre. Tout d’abord, par son implication personnelle dans les titres qu’elle choisit pour chacune de ses images et qui résonnent comme des ordres qu’elle lancerait à un disparu (Reviens I-XXVI, Eloigne moi de toi, Détends-toi) ou des ordres adressés peut-être à elle-même (Zoome, Dézoome…). Par la compréhension, ensuite, du lien qui unit les sujets de sa pratique artistique avec la nature des médiums qu’elle utilise : la redéfinition esthétique de l’empreinte et de la trace, le grain photographique qui s’associe parfaitement aux aspérités de l’image-souvenir et les séquences vidéo qui s’essayent obstinément à l’escalade à rebours du temps. Enfin, par la douce mélancolie dégagée au fil des images par cet appel au revenir du temps qui semble développer le final de Du Côté de chez Swann : Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant.

Ces quelques réflexions n’ouvrent que partiellement le champ de l’œuvre admirable et ambitieuse d’une jeune artiste.

1er jour du printemps 2018.


[1] Pascal, Pensée 678, Ed Brunschvicg.

[2] Arthur Rimbaud, La Mort d’Ophélie.

Sébastien Erome

Sébastien Erome– Light & Transient, catalogue exposition Domus; janvier 2018

Les photographies prises par Sébastien Erôme au cours de ses multiples traversées de l’Amérique sont un peu déconcertantes comme le furent, pour les critiques, celles de Robert Frank voici un demi-siècle. Même si le regard qui parcourt Les Américains n’a rien à voir avec celui que propose la série Light & Transient, on est surpris dans les deux cas par le traitement du sujet qui n’est pas seulement un thème photographique, mais une épopée que tous les styles, historiques, littéraires et cinématographiques ont tenté de retranscrire en répondant à une attente du public. En fait, cette attente est celle du reportage convenu, qu’il soit touristique, journalistique ou télévisé, qui associe un ensemble d’informations relatives à un événement, en suivant un principe narratif ou analogique qui donne sa cohérence au sujet. La photographie de Sébastien Erôme ne vise pas tout d’abord ce large public ; elle installe, avant tout, une autre façon de regarder le monde qui définit une poétique bien particulière.

En utilisant les grands formats, le photographe modifie les codes de l’image documentaire et donne une plus large visibilité à la hiérarchie des choix qui président à ses prises de vue. Les motels et leurs hautes pancartes qui font partie du décor emblématique ordinaire des routes américaines sont cadrés soit dans le contexte de leur pourtour immédiat – ce qui privilégie leur aspect désuet – soit dans leur rapport graphique qui met en évidence des plages de couleurs criardes et complémentaires. Ces images obéissent davantage au souci de saisir une sensation fugitive qu’à celui d’exploiter un sujet d’une façon systématique, même si finalement c’est un tableau de l’Amérique qui se dessine à travers l’ensemble du projet.

Il en va de même avec les paysages urbains à propos desquels on serait à même d’invoquer, çà et là, une influence de la photographie américaine. Si l’on prend pour exemple la photo intitulée Sioux City, South Dakota, 2008, on pourrait dire que le poteau qui sépare verticalement en deux le plan de cette avenue rappelle les cadrages méthodiques de Lee Friedlander, que l’objectif qui fait face à une perspective de pylônes et de fils électriques renvoie à son tour à l’organisation des plans urbains de Stephen Shore. Mais contrairement à ces illustres prédécesseurs du paysage urbain aux Etats-Unis, l’entreprise de Sébastien Erôme n’est pas centrée sur cette particularité qui, en fin de compte, saute aux yeux de tout voyageur. Ces réminiscences, si toutefois c’en était, ne sont que d’infimes analogies sans grande importance : le déjà-vu ne constitue que la trame graphique autour de laquelle s’impose la splendeur d’un tableau.

Le parcours de Sébastien Erôme est essentiellement individuel et sa photographie s’inscrit  dans une démarche sensible, attentive à la vérité de l’instant vécu, étrangère au désir d’anecdotiser. On le ressent tout particulièrement avec les portraits qui ponctuent la série. Les personnes qu’il rencontre ne sont pas saisies en situation professionnelle ou familiale, mais au moment précis où leur expression devient indifférente à la pause. Charlotte, (Hardin, Montana. 2008), se tient debout, sans aucun apprêt, les mains croisées sur le ventre, les yeux détournés de l’objectif, tandis qu’un gigantesque ours empaillé à ses côtés semble, quant à lui, avoir été naturalisé et arrangé pour un portrait traditionnel : les yeux fixent l’appareil photo et la gueule entr’ouverte esquisse un sourire ou peut-être l’amorce d’un grondement. Dennis, (Twenty-nine Palms, California, 2008), malgré la singularité de son vêtement et la beauté de son port, exprime une indicible mélancolie.

Sébastien Erôme évite les procédés de séduction, le scoop, l’instant décisif, les effets qui attirent l’attention du plus grand nombre. Il reste au plus près de lui-même tout au long de ses visites et donne à partager des impressions fugaces qui, une fois rassemblées, découvrent une atmosphère insolite du Nouveau Monde. Light & Transient est ainsi composé à la manière d’un poème splendide et étrange sur fond d’Amérique.

Robert Pujade

Dominique Willdermann

Dominique Willdermann– Série AnnA, exposition galerie Domus; Lyon, janvier 2018

A première vue, la série Anna de Dominique Wildermann évoque, dans le prolongement d’une inspiration qui remonte aux Regrets de la vieille Heaulmière de François Villon, la splendeur radieuse et l’obscure clarté des deux âges de la beauté féminine. Mais cette opposition lisible sur les corps de deux femmes relate en fait l’histoire d’un destin, celui d’Anna, l’ancienne locataire de l’appartement où réside la photographe depuis quelques années.

Lorsqu’elle prend possession de sa nouvelle habitation, Dominique Wildermann relève certains détails qui rappellent la présence de celle qui l’a précédée : une méridienne qui n’a pas été déménagée, des marques de décoloration sur les murs qui avaient dû supporter de nombreux tableaux et surtout une feuille de papier pliée, coincée sous le parquet sur laquelle il est écrit :

décoloration sur les murs qui avaient dû supporter de nombreux tableaux et surtout une feuille de papier pliée, coincée sous le parquet sur laquelle il est écrit :

Anna ma chérie,

J’espère que ton bain fut bon,

viens vite nous rejoindre sur la terrasse du « toboggan », tu me manques.

Je t’aime

Pierre

Après enquête auprès du voisinage, il ressort que Pierre, l’auteur de ce petit mot d’amour, est mort accidentellement sans jamais avoir pu rejoindre Anna qui vécut seule dans cet appartement pendant trente ans. Cette révélation bouleversante provoque une lecture nouvelle des traces du passage d’Anna qui deviennent les signes d’une histoire de vie.

Se sentant étrangement proche, et peut-être pour conjurer un sort si triste enfermé dans ce lieu, Dominique Wildermann définit un projet photographique et entreprend la portraiture de cette inconnue. Tout d’abord, elle réalise des prises de vue des pièces vides montrant les empreintes laissées sur les murs par une accumulation de cadres qui enserraient tous les souvenirs de la vieille dame. Puis elle interprète elle-même le personnage d’Anna jeune en jumelant sa présence avec celle d’un modèle de trente ans son aînée.

Cette différence d’âge mesure la durée d’une solitude, d’une tranche de vie dont les deux actrices répètent les actions quotidiennes. Derrière la fenêtre, la jeune Anna jette un regard rêveur au dehors, tandis que l’autre, le visage tourmenté par l’interminable attente, tourne le sien vers l’intérieur. Elles posent l’une après l’autre allongées sur la méridienne dont Anna, qui était une artiste, se servait pour installer ses modèles ou pour se reposer. Elles fument une cigarette côte à côte, se fardent en même temps devant un miroir, se retrouvent vis-à-vis dans la baignoire et, dans chacune des scènes où elles apparaissent ensemble, il semble que le temps a figé les attitudes jusqu’à transformer cet espace de vie en un abri de répétitions.

Il n’est pas une image de cette série où le jeu d’acteurs des deux Anna apparait forcé. Leur proximité dans les scènes du bain ou du maquillage, la ressemblance de leur pose quand elles s’allongent sur la méridienne ou celle de leurs gestes dans la scène du dénudement, leur prête un air de famille qui reflète les deux âges d’une même vie.

La série Anna est la mise en scène de ce qui aurait pu devenir une hantise pour la nouvelle occupante de cet appartement. Mais le portrait d’Anna, l’absente, exorcise toute possibilité d’envoûtement : il est fondé sur un enchainement de dédoublements : le personnage principal est incarné par un duo de figurantes et Dominique Wildermann, habitée par cette histoire, se dédouble à son tour dans une série étonnante qui devient son autofiction.

Robert PUJADE