Soi-même autant qu’étrange

Arno Rafael Minkkinen construit depuis le début des années 70 une œuvre de photographie qui relève de l’autoportrait puisqu’en chaque image, il est l’opérateur et le sujet de sa prise de vue, mais la référence à ce genre photographique ne se réduit pas à cette seule définition minimale. L’œuvre entière est vouée à l’exploration d’un espace hors normes où les codes usuels de la représentation sont remis en question et cela est d’autant plus étrange que cet espace, c’est la photographie elle-même. La photographie dont on attend, à cause de sa perfection technique, qu’elle restitue fidèlement toutes les apparences du monde, devient ici l’instrument d’un doute à l’égard de la réalité. Ainsi, la notion du paysage, qui tient une place si importante dans les photographies de Minkkinen, est dévoyée quand la vue d’ensemble d’un site est hantée par une présence qui lui est à la fois tout à fait étrangère et tout à fait intime, totalement déplacée et totalement intégrée dans le décor paysager.

Si, pour commencer la visite de cette œuvre, l’on se réfère à son image la plus célèbre, Narragansett, Rhode Island, 1973 (p. 32), le spectateur est tout d’abord désappointé devant une forme qu’il ne reconnaît pas, mais dont il pressent, par la force du cadrage, qu’elle est à la bonne place au plein cœur du paysage : ce qui surgit là, dans un site séculairement propice à l’échouage de toutes choses venues du large, ressemble à un appariement entre l’homme et les chéloniens. Le regard est happé au cœur même de l’image, dans le creux noir d’une bouche qui devient le centre aveugle autour duquel un ordre insoupçonné déstabilise la vision banale d’un bord de mer.

Le photographe met son corps en scène pour qu’il fusionne avec le décor naturel de sorte qu’on ne l’aperçoit d’abord que comme une anomalie du paysage et il faut le temps d’une hésitation avant de reconstruire les deux ordres incompatibles réunis par la photographie pour produire une pure image. Cette hésitation est plus ou moins longue, comme dans la photo intitulée Pachaug, Connecticut, 1974 (p. 34) difficile à déchiffrer : on ne saisit pas au premier regard le visage émergeant de la ligne de flottaison qui s’est anamorphosé dans son propre reflet, créant ainsi une figure improbable. Et dans d’autres images, comme Oulunjärvi Afternoon, Paltaniemi, Kajaani, Finland, 2009 (p. 30), ce temps de latence se partage entre le doute et l’inquiétude : une forme noire, qui pourrait être un rocher érodé ou une croupe animale, surgit des eaux dans un panorama lacustre crépusculaire. On est très près ici du motif qui inspira à H. P. Lovecraft la dernière et la plus belle de ses nouvelles fantastiques, Night Ocean. Rien de fortuit dans cette référence puisque l’ensemble des autoportraits, à l’instar de la création fantastique littéraire, s’efforce d’atteindre une représentation de l’impossible.

Il est opportun de rappeler à cet endroit que les images de Minkkinen sont issues d’un seul négatif, ce qui les différencie des montages aux effets fantastiques utilisés par certains photographes, comme Jerry Uelsmann par exemple, et ce protocole technique donne un sens extraordinaire au regard que la photographie réfléchit. En effet, pour que le corps du photographe, étranger par définition à ce qu’il voit, puisse ainsi se fondre dans son champ de vision, il faut que le point de vue comprenne l’auteur du point de vue, ce qui est une manière de pousser à l’extrême l’antinomie de l’autoportrait où celui qui voit est aussi celui qui est vu. Il faut aussi que le corps perde une partie de son identité qu’il communique aux êtres inanimés qui l’entourent. Par exemple, dans cette vue magnifique de fjord, Stranda, Norway, 2007 (p. 18), l’impression que la jambe du photographe ajoute un tronc supplémentaire à la rangée de bouleaux du premier plan n’est rendue possible que par une contamination visuelle réciproque du bois et de la chair. Aussi peut-on dire qu’il y a toujours une « chose » à voir dans ces photographies qui n’est ni le paysage, ni l’autoportrait, mais le produit de la fusion qui s’opère entre une partie du corps et son environnement immédiat.

 

La diversité de l’œuvre de Minkkinen peut alors s’apprécier par les multiples modalités d’apparition de la « chose » qui est le centre d’attraction de chacune de ses photographies. La présence surprenante se manifeste parfois avec un mimétisme plus accentué que dans l’exemple précédent. L’image intitulée Vaisanlansaari, Finland, 1998 (p. 16) ne présente à première vue qu’un sous-bois assez sombre éclairci par l’écorce de quatre bouleaux. On y distingue pourtant un détail insolite : entre les deux arbres du premier plan s’intercalent discrètement un bras et une jambe. Cette ingérence de l’autoportrait ne prend véritablement son sens que par comparaison avec les deux autres troncs, tordus à leur base, comme deux guiboles arrêtées pendant un pas de danse. L’absorption de l’espace naturel par celui de la photographie s’effectue selon une double analogie entre jambe et arbre qui sème le doute au sein de l’ordre naturel, réveillant ainsi les mythologies de forêts magiques.

La métamorphose constitue un mode récurrent d’apparition de la chose à voir. Le cadrage resserré de la photo Kiljava, Finland, 1986, (p. 20) sectionne le corps pour n’en laisser paraître que trois membres agrippés à une branche d’arbre ; cette fragmentation ne semble plus appartenir à un corps humain, mais à un arthropode muni de nombreuses pattes articulées. Dans des séries récentes, c’est le titre donné aux images qui assimile cette métamorphose en lui prêtant métaphoriquement un nom d’animal. Bird of Paltaniemi, Paltaniemi, Kajaani, Finland, 2009, (p. 28) par exemple, baptise « oiseau » le corps incliné devant un lac, assombri par un contrejour, bras écartés prêts à l’envol. Ailleurs, dans un paysage urbain, le titre A Man and His Dog, Mexico, 2007, (p. 52) interprète la forme de l’ombre du corps éclairé dans un passage par le jour d’une arcade.

Les cadrages en miroirs sur des plans d’eau étales produisent des figures de doubles parfois riches de signification symbolique. Une main sort de l’eau, plume en main dans le geste d’écrire, accolée à son double qui en est le reflet symétrique. Dans cette image, Fosters Pond, 2000, (p. 6), le reflet plus foncé juxtapose une écriture de l’ombre à une écriture de lumière en hommage à la photographie. Dans Pimävuori, Finland, 1996 (p. 14), le corps tout entier allongé sur le lac effleure son image symétrique sans même perturber le fil de l’eau, comme en lévitation. Cette suspension impossible retient les différents plans qui concourent à l’avènement de la « chose » : la confrontation sur l’aplat photographique du réel et de son double.

Pour réussir l’infiltration de soi et conduire son spectateur au seuil de l’impossible, Arno Rafael Minkkinen mise sur l’idée courante, ni vraie, ni fausse, selon laquelle la photographie est un double de la réalité visible : aussi la composition de ses cadrages prend en compte la reconstruction du réel à laquelle chacun se livre en regardant une photo. L’inclinaison de ses jambes au-dessus du vide d’un canyon de Lake Powell, (p. 42), donne l’impression que le corps entier qu’on ne voit pas se précipite vertigineusement dans le vide. Des plans fort distants dans la réalité sont rapprochés et superposés sur l’espace de la photographie. Selon ce principe, l’illusion que le photographe pince délicatement la pointe du sein d’une femme peut être produite par un bras tendu au premier plan visé juste au-dessus d’une colline mamelonnée à l’horizon (p. 44). Un même escamotage d’espaces permet à Minkkinen une référence au Bouquet de fleurs de Picasso (affiche de 1958) : ne retenant de cette image que le geste d’arracher, sa main dans la photographie Le Bouquet d’arbres, 2007 (p. 54) semble détacher un bosquet de son ombre frissonnante dans les eaux.

Quand la photographie pervertit les codes de représentation de la réalité en confondant l’espace qu’elle construit avec l’espace perceptif, la réalité attestée ne peut engendrer qu’une atmosphère d’étrangeté. L’œuvre photographique d’Arno Rafael Minkkinen, unique dans l’histoire du médium, est vouée à ce jeu impraticable de places respectives, mais non respectées, entre le sujet qui voit et la chose à voir. Il s’ensuit un régime de visibilité problématique où la vue et le regard, se conjoignant pour devenir l’esprit des lieux, produisent une vision du monde insolite dans laquelle tout peut arriver : une forêt contaminée par l’âme humaine, un androphyte pointant le bout de son orteil, une chose globuleuse se dilatant dans la planéité d’un lac et tant d’autres accidents qui font de cette œuvre l’une des plus surprenantes de l’histoire de la photographie et de ce photographe un poète illusionniste, conciliateur d’espaces impossibles à coordonner.

Lucien Clergue, The Photographer

En 1961, par un concours de circonstances qu’il sera important de rapporter – la biographie  participant parfois à l’intelligence d’une œuvre – un arlésien de vingt-sept ans, se rend dans un pays dont l’image n’évoquait pour lui aucun souvenir. Incontestablement, les Etats-Unis et New-York, qui fut la première destination, ont transformé un jeune photographe à temps partiel et employé d’usine à temps plein en Lucien Clergue. Au moment de partir, malgré tous les espoirs que peut nourrir en chacun la découverte de l’Amérique, il ignorait que ce voyage allait bouleverser non seulement sa destinée personnelle, mais aussi celle de la photographie en France.

Au milieu des années 50, Lucien Clergue avait déjà exploré la plupart des thèmes qu’on lui connaît et qui constituent son œuvre : les nus, les gitans, la Camargue et les taureaux représentaient un parcours de photographe singulier à une époque où la photographie était dominée avant tout par le reportage. Sa persistance à poursuivre ce parcours solitaire provenait uniquement des encouragements que lui prodiguaient ses amis, Cocteau et Picasso notamment : en France, les institutions muséales ne présentaient pas de photographies et les galeries de photo n’existaient pas encore.

Le détail biographique qui interrompt cet isolement est une rencontre inopinée au Musée des Arts décoratifs de Zurich qui présentait simultanément en 1958 la célèbre exposition Family of Man et des photographies de Lucien Clergue. Edward Steichen, conservateur du Musée d’Art Moderne de New York (MoMA), accompagnait cette exposition qu’il avait créée en 1955 et qui fit le tour du monde. Il apprécia les œuvres du jeune Français, au point d’en acheter quelques-unes pour le compte du MoMA et d’envisager la perspective d’une exposition dans le prestigieux musée new-yorkais, mais pour plus tard.

Ainsi commença le périple de Clergue in America par un voyage de ses photographies à New York qui préludait à celui qu’il devait faire en personne en 1961.


Pendant la période où il dirigeait le département de photographie au MoMA (1947-1962), Edward Steichen s’est appliqué à favoriser les relations entre les Etats-Unis et l’Europe en établissant tout particulièrement des liens étroits avec la France. Ainsi, il réalisa dès 1951 une exposition intitulée Five French Photographers qui réunissait les travaux de Brassaï, Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Izis et Willy Ronis. Il rassemblait aussi des photographes américains et européens dans des expositions régulières qui maintenaient ce lien qu’il tissait avec les pays étrangers.

Dans ce contexte, Lucien Clergue fut exposé en 1961 aux côtés de Bill Brandt et de Yasuhiro Ishimoto, encore américain à cette date, et qui avait été antérieurement retenu pour Family of Man. Pour le photographe Français cette affiche correspondait à une consécration qui valait absolument le voyage. Bill Brandt, quant à lui, venait de publier son livre Perspectives of Nudes qui révolutionnait le regard photographique porté jusque-là sur le nu féminin.

Arrivé au MoMA, Lucien Clergue n’avait qu’une idée en tête : voir le Guernica de son ami Picasso. Mais le chemin qu’il fit pour s’y rendre fut sans doute aussi fort d’émotions que l’impression ressentie devant le tableau du maître : les nombreuses salles traversées accordaient une place éminente à la photographie et, parmi celles-ci, une rendait hommage à l’illustre américain qui l’avait remarqué : Steichen, The Photographer. A ce choc s’ajoutait celui d’un tourbillon d’images qu’il n’aurait jamais pensé admirer de visu : celles d’Alfred Stieglitz, de Paul Strand, d’Edward Weston…

Le séjour new-yorkais fut l’occasion de rencontres incroyables, comme celle d’Eugene Smith et de Robert Frank, dont il avait entendu parler dans les rares ouvrages consacrés en France à la photographie : la revue Photo-Monde ou le magazine DU, par exemple. Mais ce fut aussi l’objet de découvertes inouïes : Lucien Clergue apprend que la photographie fait partie de l’univers des musées, que la George Eastman House a été fondée à Rochester en 1949, que la Library of Congress de Washington et le Metropolitan Museum de New-York conservent de grandes collections.

Ce qui conférait un tour magique à ce voyage, c’est qu’il avait suffi d’un déplacement de continent pour découvrir qu’une histoire de la photographie était possible et rendue accessible au grand public. Cette idée, ou plutôt ce rêve, allait faire son chemin chez le photographe dès son retour à Arles.


On aurait pu penser que cette « première fois » aurait amené le visiteur du Nouveau Monde à photographier tous azimuts pour enrichir son œuvre de thèmes inédits. En fait, les images qu’il retient de cette période sont peu nombreuses et relèvent plus de la recherche que de la curiosité. Deux vues en perspective, l’arrivée sur New-York et le cimetière juif de la même ville, présentent des horizons rigoureusement barrés de lignes perpendiculaires offrant des cadrages auxquels il n’avait pas été habitué auparavant. Avec le recul du temps, on peut voir là des prises de notes photographiques pour des photos de nus qu’il réalisera ultérieurement. Deux images de rue prennent une valeur symbolique si on les considère côte à côte : la première est un autoportrait avec son épouse devant les Nations Unies, l’un et l’autre se tenant devant un poteau signalétique. La seconde montre, tout près d’un semblable poteau, une femme aidant un aveugle à traverser la rue – réitération de l’image précédente, compte tenu de l’éblouissement que procure la ville de New-York à qui la découvre. Ailleurs, Lucien Clergue semble s’appliquer à retrouver son univers de Provence : il ne manque pas de photographier une charrette des quatre saisons stationnée devant le MoMA, ni de s’arrêter devant les moires flottant sur les fontaines du Seagrams Building de Park Avenue qui lui rappellent sans doute la mousse du sel des étangs de Camargue.

Pas de nouveau départ donc dans le champ de l’œuvre déjà constituée et qui est – à l’exception des photos de corridas – exposée au MoMA. Les variations de ce champ, les improvisations mêmes, seront réservées à des voyages ultérieurs. Le but de cette première visite n’est pas davantage un changement de cap dans sa carrière. Lucien Clergue décline l’invitation qui est lui faite par Alex Lieberman, alors directeur de Vogue Magazine, de travailler pour sa revue de renommée internationale, comme il avait refusé cinq ans plus tôt en France une proposition de Paris-Match. Le sens de ce voyage est, en réalité, celui d’un rite de passage d’un univers où la photographie était méconnue, refoulée, niée en tant qu’art, donc rien à un monde qui, la reconnaissant, lui donnait droit de cité, lui ouvrait ses institutions et honorait ses praticiens.


Devenu pleinement et uniquement photographe, Lucien Clergue va cultiver sa relation avec les USA. Si les voyages, les missions dans cette direction vont devenir innombrables, il emploie néanmoins beaucoup de temps pour que sa ville d’Arles soit la première en France à préparer la place éminente qui convient à la photographie. Ainsi le musée Réattu devient le premier musée à lui consacrer une collection permanente dès 1963 : c’est la naissance d’un réseau qui préfigure celui qui rendra possible, six ans plus tard, les Rencontres Internationales de la Photographie. A cet égard, le deuxième séjour du photographe à New-York en 1962 lui permet d’avoir l’attache de Grace Mayer, conservatrice des estampes au MoMA et secrétaire d’Edward Steichen, qui lui fera rencontrer cette année-là André Kertesz et Alexey Brodovitch.

Au cours de la constitution de ce réseau, l’immensité des Etats-Unis, qu’il sillonne d’Est en Ouest et du Nord au Sud, se transforme progressivement en une expérience visuelle qu’il va intégrer à son champ de création photographique. C’est à ce point qu’il faut souligner l’importance des portraits que Lucien Clergue réalise lors de ses séjours américains. Ils tiennent une place à part dans son œuvre parce qu’en même temps qu’ils forment les notes biographiques de ses voyages, ils dressent la généalogie d’une grande famille de créateurs qui ont décidé du sort de la photographie dans la deuxième moitié du 20ème siècle. Aux personnalités du monde de la photographie qui ont compté pour lui comme Edward Steichen, Ansel Adams ou David Hockney se rajoutent celles qui ont un rapport avec ses dilections : la musique (Lionel Hampton, par exemple) ou la tauromachie (Ernest Hemingway), de sorte que ces portraits américains prennent dans l’ensemble de l’œuvre la valeur d’un autoportrait ou plus exactement réalisent le parcours d’une autofiction photographique. Ils fixent des moments intenses d’admiration, comme ce fut le cas pour Steichen en 1961 ou pour David Hockney qui, en 1984, était en pleine maîtrise de ses collages photographiques ; ils fixent aussi des souvenirs qu’on pourrait dire de famille avec cette mine réjouie d’Ansel Adams posant devant sa Cadillac immatriculée Zone V.


Pour autant, peut-on penser que la fréquentation assidue de ce pays élu comme patrie des photographes ait modifié sensiblement l’œuvre de Lucien Clergue ? Lorsque l’on parcourt les photographies prises aux Etats-Unis on constate assez rapidement que la structure de l’œuvre reste la même, architecturée autour de centres d’intérêt qui ont motivé sa vocation de photographe : la vision de la femme, la recherche de signes ou de messages dans l’agencement des choses de la nature. Mais il apparaît certain aussi que l’annexion d’un nouveau  territoire comme toile de fond de ses prises de vue retentit de façon profonde sur sa pratique.

On s’en rend particulièrement compte avec les photos de nus où une importance nouvelle est accordée à la couleur, et, pour les images en noir et blanc, au studio. Pour ces dernières, le nu compose avec la scénographie que proposent les axes orthogonaux des grandes villes. Dans l’appartement de Marsha Burns[1], les corps allongés opposent de façon très contrastée leurs lignes arrondies aux façades et cheminées visibles depuis la fenêtre. Dans le studio vide du collectionneur Sam Wagstaff[2], deux fenêtres semblables à deux grands formats de Manhattan éclairent le sol d’un rectangle de lumière qui encadre le corps d’un modèle. Ailleurs[3], le nu est accolé à des rangements de bibliothèque qui forment un fond paramétré comme un tableau de Mondrian.

Cette contiguïté particulièrement cultivée par Lucien Clergue aux USA entre la courbure des corps et des axes perpendiculaires entraine un déplacement sémantique dans l’approche du nu : la vision se retire du mythe de la femme née de la vague pour se centrer sur une étude plus formelle. A la mise en scène plastique du désir qu’inspire le corps féminin, succède l’éloge graphique de sa forme. Cette tendance s’accentue avec des images plus récentes chargées de trames (série des Nus zébrés) ou réalisées en surimpressions.

Une même remarque s’impose avec les nus en couleurs qui, pour certains, rajoutent à ce déplacement sémantique un déplacement syntaxique. Ainsi c’est à New York, en 1979, qu’il réalise son premier nu polaroïd : la petitesse du cadre permet de saisir comme un tout le corps du modèle avec son ombre qui se déploie de part et d’autre de sa présence. Les polaroïds en grand format multiplient les superpositions de trames, de couleurs, dégageant le corps du premier plan. Les nus en couleur sont aussi l’occasion d’expérimenter d’autres changements dans la matière signifiante de l’image avec de nouvelles techniques de tirages, comme le procédé Fresson.

Avec la couleur, Lucien Clergue n’abandonne pourtant pas la thématique du nu dans la nature, il la reconsidère dans les recoins de l’immensité des espaces de l’Ouest américain. C’est à Death Valley en Californie que sont réalisées principalement les photos de la série Eve est noire qui réconcilie des recherches antérieures menées séparément sur Eros et Thanatos. Une nouvelle plastique du nu nait de cette rencontre avec un modèle afro-américain aux proportions sensiblement différentes des nus de Camargue. Le corps féminin n’est plus cette fluidité charnelle échappée du tourbillon marin, mais une nudité au contact des éléments les plus résistants, une souplesse à l’épreuve de la rudesse des rocs, un bronze poli au contact de la pierre brute.


Par l’amitié qui le liait à Ansel Adams, Lucien Clergue entra de plain-pied dans l’histoire photographique des paysages grandioses des parcs nationaux américains. Ansel Adams était en effet l’héritier d’une tradition de la représentation de ces parcs initiée au 19ème siècle par des photographes fondateurs tels que Timothy O’Sullivan. Les photographies de paysage prises par le Français dans le site de Yosemite, et surtout à Point Lobos, contrastent fortement avec la tradition américaine du gigantisme et se situent même en rupture avec elle. Parmi les canyons et les falaises du parc Yosemite, Lucien Clergue déambule avec le même regard qui lui fit découvrir en Camargue le Langage des sables. Par opposition à la vision macroscopique des paysagistes américains, la sienne, microscopique, dégage un univers d’analogies pétrifiées : des formes animales et des masques anthropomorphes, des lèvres, des fesses, des sexes, toute une nature recréée au gré d’anfractuosités de roches, de plissements hercyniens, d’accidents antédiluviens que l’on trouve rassemblée dans la série intitulée Empreintes des dieux.

Selon le même principe de visée rapprochée, il photographie la route, autre sujet récurrent de l’esthétique Nord-Américaine. Les séries d’images consacrées à la route d’El Paso n’ont rien à voir avec les perspectives fuyantes photographiées au même endroit par Stephen Shore au milieu des années 70, par exemple. Elles sont constituées par des cadrages resserrés autour de lignes signalétiques et de signes aux allures d’idéogrammes formés par le débord sinueux du goudron sur l’asphalte. Agencées en polyptiques, elles semblent présenter un alphabet sibyllin délivrant un message purement visuel.

Ces deux sujets, les grands espaces, la route, sont à proprement parler la contribution de Lucien Clergue à la photographie américaine dans la mesure où il réussit, en imposant son propre régime de visibilité, à bouleverser les codes à travers lesquels l’Amérique avait coutume de les regarder.


Un demi-siècle après l’exposition Steichen, The Photographer à New York, la rétrospective Clergue in America à Arles permet de mesurer le chemin accompli par une œuvre qui, loin de s’être laissé absorber par les courants et les modes découvertes aux Etats-Unis, a su assimiler des territoires nouveaux pour se développer en de multiples variations. Malgré son intitulé, cette exposition éclaire aussi paradoxalement un segment de l’histoire de la photographie en France à laquelle Lucien Clergue reste indissociablement lié. Sous son impulsion, les institutions culturelles françaises ont pris conscience de leur retard important par rapport à la marche de l’histoire. A Arles le musée Réattu sera le premier en France à constituer une collection de photographies à partir de 1963 et les Rencontres Internationales de la Photographie fondées en 1969 auront été à l’origine de l’essor qu’a connu la photographie en France dans les années 70. L’envergure historique que prennent aujourd’hui ces actions est liée aux échanges transatlantiques qu’a su cultiver Lucien Clergue.

 

[1] Nu chez Marsha Burns, Seattle, 1981.

[2] Primavera chez Sam Wagstaff, New York, 1980.

[3] Nu dans un immeuble de logement des « UN Building », New York, 1979.

Un léger vertige

Quand Vasco Ascolini s’intéresse à l’architecture, c’est pour redéfinir nos représentations de l’espace public. Cette redéfinition n’est pas un vain mot, puisque son objectif impose une façon de voir qui, gratifiant toute ombre d’un noir profond, mesure les emplacements où la lumière interprète à sa manière la vie des formes.

Avec cette limitation maîtrisée du champ visuel, le centre d’intérêt de lieux aussi prestigieux que le Louvre ou le Palazzo Te à Mantoue est complètement requalifié : on pénètre dans un univers de recueillement où la prise de vue s’identifie avec le geste de s’incliner humblement devant l’énigme esthétique des apparences. Cette attitude est rendue possible parce que le photographe intervient dans ces hauts lieux de l’histoire de l’Art à une heure où tous les visiteurs sont partis et ne pensent plus à ce qu’il fallait y voir absolument. Ainsi, la nuit photogénique qui habite ses images signale aussi l’unicité et la solitude de son point de vue en même temps qu’elle confère à sa visite la tonalité d’un parcours mélancolique.

Plutôt que de visite, c’est de révision qu’il faudrait parler à propos de l’itinéraire que poursuit Vasco Ascolini : dans tous les endroits de sa prédilection, il braque son objectif sur des monuments, des statues, des façades dont il ne retiendra que les morceaux choisis à l’instant où la lumière cerne isolément un détail comme l’essence de ce qu’elle éclaire.

Du coup, c’est le nom du lieu mentionné à côté de chaque photographie qui, parce qu’il nous est trop connu, devient alors étrange : du Théâtre Antique d’Arles, par exemple, on ne reconnaît plus que trois colonnes tronquées flottant comme un trois-mâts à la dérive au large d’une mer d’encre ; à la mention « Jardin du Luxembourg » correspond une frondaison sombre relevée par la blancheur de deux ailes blanches – d’un ange, sans doute – sculptées pour mimer leur envol en direction de deux autres ailes, aussi claires mais beaucoup plus petites, d’un papillon de nuit au repos sur une feuille de lierre.

On pourrait étendre à toutes les photographies ce déplacement de sens entre la dénomination d’un site mémorable et la vision que le photographe en retient : suivant la loi mosaïque du noir et blanc, son regard anéantit les lieux communs de la notoriété touristique pour ne s’ouvrir qu’à des harmonies inouïes perçues par lui en secret. Le monde de l’architecture et celui de l’art deviennent alors la matière d’un nouvel art de voir.

Inutile d’énumérer les procédés techniques qui soutiennent cette approche poétique du monde, car elle ne s’y réduit pas. Ni le choix des optiques, ni même la qualité des tirages ne suffiraient à eux seuls à expliquer l’intensité dramatique de ces photographies : celle-ci naît de la dislocation des proportions d’ombre et de clarté allouées par l’œil vulgaire à chaque chose en vue du bon équilibre de son champ de vision. Vasco Ascolini redistribue la lumière et, comme par un effet de double vue, impose un environnement magique où, par un jeu de correspondances, les pièces exposées isolément dans les musées, les façades et les détails architecturaux s’entretiennent mutuellement dans un curieux colloque du silence.

Ainsi, sous ce nouveau jour, on se laisserait facilement convaincre par l’idée qu’il existe une vie après la fermeture des musées. Une photographie prise au musée d’Orsay développe cette impression à la manière d’un flagrant délit : dans une salle à peine éclairée par une baie vitrée donnant sur la rue, une statue entoure de ses bras une cruche comme si elle voulait la protéger du regard espion d’un passant qui glisse sa tête entre les grilles. Ailleurs, dans le grand escalier du Palazzo Ducale de Mantoue la pose semble avoir surpris une représentation théâtrale : le bouchage des ombres accomplit une scénographie qui délivre les statues de leur blancheur de pierre et engage leur posture à figurer dans un péplum dont on ne perçoit que des signes de menaces et de supplications. Au Palazzo Canossa de la même ville, un ange extirpé de son sommeil de marbre par un rayon de soleil se trouve dans la situation d’interpeller en voisin une autre statue qui lui fait vis-à-vis.

Ces derniers exemples laisseraient penser que Vasco Ascolini poursuit une inspiration fantastique. De fait, cette création partitionne ses espaces en recomposant toute la lumière du monde : là où le noir se déploie, le vide qui en résulte cisèle abruptement le contour des êtres ; par de tels effets, la photographie corrige les Vénus de Mantoue, celle de bronze comme celle de pierre, en masques de Méduse. Mais plutôt que fantastiques, ces photographies avec vue sur le vide sont en réalité légèrement vertigineuses, un peu à la manière des statues baroques toujours au bord de l’abîme. Et ce léger vertige n’est pas non plus éloigné de l’humour, comme en témoigne ce portrait d’un miroir ovale réalisé au Palazzo Masdoni de Reggio Emilia : le photographe a pris quelque distance pour cadrer une ouverture murale dans une pièce qui est littéralement une chambre noire ; cette ouverture encadre à son tour le miroir qui ne réfléchit rien d’autre que la pleine obscurité du lieu d’où il est photographié.

En fait cette magie qui fait dire aux œuvres d’art ce qu’elles n’ont jamais voulu dire ou qui les fait devenir ce que ni leurs auteurs, ni leurs destinataires n’auraient voulu qu’elles soient, révèle une personnalité qui fréquente de façon exceptionnelle, c’est-à-dire en poète, les lieux de la grande distribution des arts. Chaque photographie, en ce sens, est la réponse à un appel du singulier. Aux heures ordinaires, la visite aux musées nous dirige vers de moins subtils appels : nous naviguons d’une œuvre à l’autre, au bon gré des discours qui, dans les guides, les épinglent en des lieux extérieurs et en des dates historiques. Mais à l’heure où l’oiseau de Minerve prend son envol, ces lois délicieuses par lesquelles les objets communiquent avec l’espace et le temps, le photographe s’en est rendu le maître. La photographie, au lieu de reproduire le détail du musée, comme André Malraux avait pensé un moment qu’elle devait le faire[1], s’intéresse à de plus extraordinaires constatations.

Chaque détail enregistré, loin de rendre plus visible le tout dont il dépend, se magnifie lui-même en totalité à la manière d’une synecdoque : des visages, des corps prélevés lors des cadrages au groupe statuaire auquel ils appartiennent ne sont plus que l’expression du sentiment ou de la pensée dessinés par leurs mimiques. Le regard du photographe feint d’ignorer l’individualité entière des œuvres qu’il approche pour leur conférer une destination singulière : un gros plan sur une fresque au Palazzo Te montre avec la même acuité la finesse du dessin d’une main posée sur un genou et la maladroite gravure des graffiti déposés par les visiteurs au fil du temps.

Même si Vasco Ascolini s’est consacré à des sujets entiers en forme de reportages poétiques à long terme (Versailles, Arles, Mantoue), le parcours qu’il a entrepris avec la photographie est celui d’une recherche intérieure et ses visions photographiques n’ont d’autre centre que sa propre guise. Elles circonscrivent un monde où le sens jaillit des contiguïtés savantes que son art du cadrage et de la couleur noire font naître à tout instant : la parenté inopinée existant entre la volute d’une arcade au musée Reattu et le taillis d’un buisson de premier plan, c’est son regard seul qui l’avère et lui confère l’allure mystérieuse d’une relation.

C’est ce tissu de relations invisibles parce qu’imaginées, débarrassées de la référence à la vérité historique des œuvres d’art que nous révèle son œuvre, tout en même temps qu’elle nous découvre le plaisir pur d’une fréquentation des espaces de l’Art.

[1] André Malraux, Les Voix du Silence, 1ère partie, NRF, Galerie de la Pléiade, 1953.

Vasco Ascolini, le corps en scène

Quand Vasco Ascolini photographie la danse, il tente de réconcilier la méditation de son regard avec la mouvance indocile de son objet : l’élan physique et créateur du corps dansant.

Il ne s’agit pas pour lui d’arrêter une figure du corps se déplaçant ou de montrer les moments gymniques d’une évolution sur scène, mais d’exiger de la photographie une sensibilité aux intentions spirituelles de la danse, aux signes qu’accomplit le danseur en direction de l’absolu.

Il arrête les gestes aériens des corps mobiles pour inscrire toute silhouette dansante comme la signature nébuleuse d’un passage émouvant  dans le cadre instantané de l’espace et du temps. Sous les feux de la rampe, ou dans le noir permanent, la forme physique se découpe – ombre hirsute ou éclair révélant – comme une idée claire et soudaine échappée de l’inconnu.

Au spectacle des chorégraphies de Maurice Béjart ou de Martha Graham, les photographies ne sont pas des instants volés à l’art ou découpés à la hâte; elles constituent des essences réfléchies du mouvement, des séquences hiératiques traitées par la lumière comme des bas-reliefs. On dirait la danse faite âme saisie par la suspension de la pose, les images photographiques devenant les fragments de cette âme.

À suivre les impulsions et la détente des corps conversant avec le vide volumineux de l’espace, Vasco Ascolini trouve la formule visuelle de l’enchantement chorégraphique : le danseur, perdu de vue dans ses propres rebonds, tourniquets et entrechats, délivre sur la pellicule comme un fantôme de lui-même, un physique nuageux et presque “soluble dans l’air”. La seule réalité que le photographe capture alors des corps se mouvant, c’est la direction pure du sens où conduit leur élan.